Alors que les élections fédérales d’octobre approchent, on constate que la campagne ne fait guère allusion aux échéances gravissimes qui pourraient nous arriver bientôt. Comme dans les autres pays, les préoccupations restent centrées sur le présent et n’envisagent pas l’ «effondrement» sérieusement étudié par des auteurs de plus en plus nombreux.(1)
A vrai dire il n’est pas étonnant qu’il en soit ainsi: il y a encore dix ans, on jugeait en général très exagérées les prévisions sur une grave crise environnementale. Aujourd’hui, la possibilité d’une fin de la société industrielle se dessine de plus en plus: épuisement prochain des énergies fossiles et des minerais, impasse des énergies renouvelables, réchauffement climatique incontrôlable, destruction accélérée de la biodiversité et des équilibres naturels, accroissement considérable de la population, fragilité d’un système financier où tout peut basculer d’un jour à l’autre.
Nous vivons une étrange période. Les rêves modernes de progrès matériel infini sont d’une part toujours bien vivants, soutenus par toutes les structures économiques et politiques et concrétisés par la poursuite de la production de masse pour une consommation débridée (voir le trafic aérien «devenu fou»).
Les nouvelles d’une fin plausible d’un tel déploiement sont d’autre part chaque jour plus pressantes, et les grèves pour le climat manifestent une ample prise de conscience d’une partie du problème. On peut sans doute dire que nous sommes entre deux mondes, encore immergés dans un monde présent, dont on voit qu’il ne va pas durer, mais incapables de nous projeter hors de lui.
Il faut s’aveugler pour ne pas voir que les difficultés actuelles résultent du capitalisme. Il est dans les gènes de ce système de vouloir sans cesse maximiser les profits, en oubliant toute mesure et en exploitant au-delà de toute raison les ressources comme les êtres vivants.
Pour lui tout ce qui rapporte beaucoup d’argent doit être absolument réalisé quelles qu’en soient les conséquences. L’embrigadement d’un grand nombre dans la consommation a permis l’augmentation des bénéfices par l’écoulement d’une production à grande échelle tout en laissant croire aux consommateurs qu’ils étaient parmi les gagnants du système.
Que les partis de droite célèbrent encore le monde actuel est normal du moment qu’ils sont les défenseurs du capitalisme. La mollesse de la gauche modérée s’explique aussi par le fait que pendant des décennies, celle-ci n’avait rien contre le capitalisme si ses avantages étaient largement distribués.
Pour la gauche radicale, la situation est plus complexe. Si elle n’a jamais accepté le capitalisme, se battant constamment pour l’abolir, elle estimait quand même qu’un bon nombre de ses aspects étaient positifs et devaient subsister après sa disparition (le culte du productivisme industriel était un fondamental du socialisme, et des conséquences du capitalisme comme l’amélioration de la santé et l’Etat social sont indéniables). A l’heure où l’«effondrement» devient plus qu’une hypothèse, la gauche radicale se trouve dans une position compliquée.
Dépositaire de la lutte contre le capitalisme, elle ne peut d’une part laisser le désordre du monde actuel se développer au détriment des exploités. Même si la société industrielle va à sa perte, c’est plus que jamais l’influence des rapaces de la finance qui en est responsable.
C’est aussi plus que jamais les défavorisés du Nord comme du Sud qui en font les frais à travers les politiques d’austérité, le travail précaire et le chômage. L’élite capitaliste, plus que jamais, se sert en obtenant pour elle des baisses d’impôts qui affaiblissent l’Etat garant de l’intérêt de tous. On ne peut penser que puisque cette société arrive vraisemblablement en bout de course on a le droit de laisser croître les inégalités et l’exploitation.
Pour autant que cette société se prolonge, une vraie gauche doit se battre pour que, dans toutes les régions du monde, les citoyens aient accès à la nourriture, au logement, à la santé, à l’éducation, à un travail digne et décemment payé, et cela signifie aussi augmenter les impôts des plus riches et développer les assurances sociales et les services publics. Elle doit de même agir le plus possible en faveur de l’environnement gâché par le capitalisme.
Et prendre part à la naissance de nouveaux modes de vie et de production décroissants qui demain seront nécessaires. Mais elle doit aussi se soucier des emplois des travailleur-se-s d’aujourd’hui en sachant que c’est à eux-elles qu’un démantèlement trop brusque de certains secteurs industriels nuirait d’abord. Toutes ces démarches pour le présent, si l’on en croit les adeptes de l’«effondrement», n’enrayeront en rien la marche de la société industrielle vers sa fin, mais à l’intérieur de son cadre, elles tenteront de préserver les intérêts des moins favorisés.
Après l’«effondrement», d’autre part, une vraie gauche aurait toujours du pain sur la planche. Même si nombre de ses repères de mouvement lié à la société industrielle auraient disparu (avec moins de centres, de grandes structures et d’interconnexions, mais avec plus de local), la lutte pour la solidarité et l’égalité s’imposerait encore avec force. Il est en effet bien improbable que la fin de notre civilisation entraîne la fin des luttes de classes.
Dans un monde délivré du capitalisme (ce qui serait déjà un acquis), les plus forts essayeraient d’accaparer les biens qui restent et sans résistance ils mettraient sans doute en place des systèmes plus ou moins féodaux, voire esclavagistes. La gauche devrait alors organiser les moins favorisés et participer à l’établissement d’un grand nombre de communautés démocratiques libres fondées sur la coopération (qui seraient des formes d’organisation socialistes).
On n’a bien sûr aucune certitude ni sur le moment, ni sur l’événement déclencheur, ni sur la manière dont ce grand changement surviendra. Mais à moins que l’on croie avec la foi du charbonnier dans la capacité pour la technologie dopée par la finance de trouver une solution à tous les problèmes qu’elle a créés, les faits de l’épuisement des ressources et de l’état déplorable de notre environnement sont incontestables et annoncent à toute personne de bon sens qu’une grande transformation est en route.
Mais nous vivons encore les deux pieds bien enracinés dans l’univers capitaliste de la croissance et du gaspillage. Et ce monde engendre des problèmes économiques et sociaux qu’il faut bien tenter de résoudre dans le contexte présent sous peine de voir les élites étriller plus encore ceux dont elles profitent. Alors il n’est pas étonnant que notre vie politique soit muette quant à l’«effondrement»: les partis libéraux et centristes veulent à tout prix sauver le système, alors que les partis de la vraie gauche, sans illusion sur lui, doivent encore se battre pour limiter ses pires conséquences pour les citoyen-ne-s et les travailleur-se-s, dans les pays du Nord comme dans ceux du Sud.
(1) voir Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Editions du Seuil, 2015, et sur Internet Pablo Servigne reçu par François Ruffin: https://www.youtube.com/watch?v=6J1Lzs-iYAI