Hommage au combattant

Cinéma • Freddy Buache, ancien directeur de la Cinémathèque suisse, ardent défenseur du cinéma d’auteur, a été un découvreur de filmographies.

Fidèle à une rigueur de conviction, Freddy Buache a toujours défendu un cinéma de qualité (FA)

«Une ombre vide flotte parmi les hommes» (F.B., Ombres exaspérées)

L’homme fraternel qui vient de disparaître voulait éviter les convenances, les hommages officiels, les expressions toutes faites qu’on lui a accolées depuis quelques décennies: «passeur», «âme de la cinémathèque», «père du nouveau cinéma suisse»… Bien qu’il n’ait pas rechigné de son vivant à accepter les honneurs et les reconnaissances (encore en avril dernier où la Fédération internationale des archives du film le faisait président d’honneur de l’institution), victoires provisoires contre les vents contraires qui soufflèrent si continûment à son encontre, Freddy Buache effectua, au dernier moment, un pied de nez aux conventions en disparaissant subrepticement à 94 ans et en pleine conscience.

C’est pourquoi c’est lui être fidèle que d’évoquer ici à la fois l’homme tourmenté de l’intérieur qu’il fut – dont témoignent ses recueils de poèmes édités de 1949 à 2009 (Terre-pleins, Ombres exaspérées, Contre-chants, Répertoire après la tempête) – et le combattant, le militant de la cause culturelle, de l’art, de la poésie, du cinéma. Un combat qu’il faut bien appeler politique au meilleur sens du terme – et au pire aussi puisque ce n’est pas moins de 200 pages de fiches policières que les services fédéraux accumulèrent à son sujet. L’itinéraire de Freddy Buache est, à cet égard, caractéristique des pesanteurs et des suspicions entretenues en Suisse pendant la «guerre froide» tant à l’endroit de la culture dans sa dimension émancipatrice qu’à celui des engagements personnels qu’on pouvait prendre face aux désordres et aux injustices dans le monde (comme l’antifranquisme, le soutien au FNL algérien ou aux combattants vietnamiens par exemple).

De Bâle à Lausanne

Ce combat politique accompagna, à vrai dire la naissance et le développement de la cinémathèque suisse qui semble aujourd’hui une institution bien en place, installée de toute éternité comme les musées des Beaux-arts, de l’Armée ou de l’Horlogerie. Or il n’en fut rien: à Bâle où elle voit le jour en 1943 grâce à trois hommes d’extrême-gauche – Georg Schmidt, Peter Bächlin, Werner Schmalenbach -, elle rencontre rapidement des difficultés au moment de la «guerre froide» (le canton lui retire les moyens de fonctionner).

Fermée elle est transférée à Lausanne grâce à l’activisme de deux militants du POP, deux employés des PTT (fichés eux aussi le moment venu), René Favre et Claude Emery entre 1948 et 1951 où elle est inaugurée avec éclat… et risque aussitôt de sombrer en raison des dettes accumulées.

C’est alors que Buache, jusqu’ici journaliste à la pige et membre du théâtre des Faux-Nez avec Charles Apothéloz, entre en scène, se proposant d’aider bénévolement la cinémathèque à survivre et en devenant rapidement le maître d’œuvre en étroite relation avec Henri Langlois à Paris (qui avait déjà suscité ou aidé l’éclosion de nombreuses cinémathèques dans le monde). Accueilli dans des locaux mis à disposition par la Ville (écuries désaffectées), la Cinémathèque diffuse les films qu’elle conserve par le biais des ciné-clubs et progressivement organise ses propres projections, recueille des films voués à la destruction, échange avec d’autres institutions sœurs, publie, dispense des cours d’initiation, participe à des expositions (affiches, appareils), restitue à des films mutilés par les censures leur intégrité.

Défenseur des formes novatrices

En l’absence de reconnaissance étatique (le cinéma n’est qu’une branche de l’industrie et du commerce), le combat est de tous les instants, car les adversaires ne manquent pas qui occupent des places de pouvoir dans la société. Il se double, de la part de Buache, d’une activité de critique de cinéma (après qu’il eut exercé la critique d’art, créé de petites revues «d’avant-garde» comme Carreau puis Carré rouge) où il mène la lutte commencée avant-guerre (par Delluc, Moussinac ou André Ehrler dans le Travail à Genève) pour le cinéma d’auteur, les formes novatrices et la subversion morale et idéologique face à l’écrasante suprématie du cinéma du divertissement et de l’évasion trompeuse.

Il admire le cinéma de Buñuel, celui de Vigo, du Pabst des années 1920 où le désir contrarié, la révolte et la fraternité se conjuguent. Plus récemment ce seront Straub, Godard, Lehman, Costa. Ces convictions, Buache les a forgées au contact de son maître, Edmond Gilliard dont il adopte la revendication véhémente d’un «milieu» vaudois, d’une langue française de cette terre rejetant les vaudoiseries complaisantes comme le bon ton des salons «pour banquiers lettrés».

Mais aussi auprès de ses maîtres français que furent Jean-Paul Sartre (l’Être et le néant) et André Breton (le surréalisme). On lui reprocha de vitupérer les navets d’Outre-Atlantique car on aurait voulu qu’il flattât les distributeurs pour les disposer à lui confier leurs films, mais cette rigueur de conviction ouvrait sur d’autres cinématographies du monde – pays socialistes, pays récemment libérés du colonialisme, pays du Tiers-Monde – propices à renouveler le cinéma, comme l’avaient fait le néo-réalisme italien après la guerre, le cinéma québécois ou brésilien.

Un foyer irradiant

Cet engagement critique se prolongea à la direction du festival de Locarno, promoteur du jeune cinéma, accueillant les films contestataires d’une société marchande que Buache était le premier à refuser. Il se prolongea dans les commissions fédérales ou cantonales, où on l’invita à siéger pour soutenir l’émergence d’un cinéma suisse portant un regard décapant sur la bonne conscience helvétique (Tanner, Reusser, Moraz) et ouvrant à une poésie du familier étrange (Soutter) ou d’un insolite vénéneux (Daniel Schmid).

Buache fit de la Cinémathèque, «sa» cinémathèque, un foyer irradiant ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’eut le temps ou la force de faire. Qui reprendra le témoin?

«De ce vent tiède sur ma ville /des poètes à mes côtés / vont tirer des murmures très doux / (…), De ce vent tiède sur ma ville / je voudrais que naisse un poème / où passent les cris /les gémissements / la douleur / la colère…» (Répertoire après la tempête).