Avant 1918, le SPD (Parti social-démocrate d’Allemagne) avait été le parti le plus puissant de la IIème Internationale, et, à ses débuts, le plus marxiste. Mais, après des premières années héroïques, le SPD avait bien changé. Entre-temps, le nouveau Kaiser, Guillaume II avait pris la décision de libéraliser quelque peu l’Allemagne. Le parti social-démocrate a ainsi pu agir dans la légalité, dans les limites posées par un droit impérial qui laissait de très larges pouvoirs au bénéfice de l’Empereur, pour n’en laisser pratiquement aucun au parlement central, le Reichstag. Le SPD en profita pour s’engager à fond dans la politique parlementaire, et, ses scores progressant d’élection en élection, en vint à se parlementariser. Il n’avait certes pratiquement aucune influence sur la politique menée, mais espérait changer cet état de fait, en démocratisant progressivement le système. Il faut dire que, de par leurs luttes, les ouvriers allemands avaient gagné d’appréciables améliorations de leurs conditions de vie.
Pourtant, le SPD était frappé d’une faiblesse théorique originelle. Il ne s’était jamais posé la question de Lénine: Que faire? Pour ce parti, la révolution était un événement qui finirait par arriver, dont il fallait expliquer la nécessité historique, mais pas quelque chose à préparer ni à faire. Le SPD avait aussi depuis peu pour président Friedrich Ebert, un ancien artisan sans véritable pensée politique, qui s’est fait remarquer par son absence lors des grands débats théoriques d’avant 1914, mais qui avait eu le mérite de moderniser le fonctionnement du secrétariat du parti.
C’est ce SPD parlementarisé qui dut faire face au déclenchement de la Première Guerre mondiale et qui rentra très vite dans le rang en votant les crédits de guerre, devenant dès lors un parti loyal et bien vu des autorités. Une minorité quitta le parti, pour former l’USPD (Unabhängige Sozialdemokratische Partei Deutschlands), un parti sans guère de colonne vertébrale idéologique, puisqu’il comprenait Eduard Bernstein, le théoricien révisionniste, (et certes aussi pendant un temps Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht), et qui n’était uni que par son opposition à la guerre.
De la Guerre à la Révolution
Les années de Guerre furent pour l’Allemagne des années d’hécatombe sur le front, de dictature militaire à l’arrière, de privations sans fin pour la population et de communiqués interminables de victoire. Au moment de la défaite de l’Autriche-Hongrie, qui laissait l’Allemagne exposée au Sud, le gouvernement était conduit par le chef de l’état-major, le maréchal Paul Von Hindenburg, mais en réalité par son second, le général Erich Ludendorff. Ce dernier comprenait que la guerre ne pouvait plus être gagnée.
Pour sauver l’honneur de l’armée autant que possible, il échafauda un plan machiavélique pour faire porter le chapeau par les civils. Il convainquit donc l’empereur de faire du IIème Reich une démocratie constitutionnelle, et de confier les rênes d’un gouvernement parlementaire, avec participation sociale-démocrate, au prince libéral Max de Bade. Ce «cadeau» de la démocratie parlementaire était toutefois empoisonné: le nouveau gouvernement avait pour mission de prendre la responsabilité de conclure une paix humiliante et donc, de se voir accuser par la suite de trahison.
Mais tout ne se passa pas comme Ludendorff l’avait prévu. Tous ses officiers n’étaient pas prêts à accepter la capitulation. Quelques commandants de la marine de la mer Baltique tentèrent de déclencher une offensive navale meurtrière pour faire redémarrer la guerre. Des marins de Kiel se mutinèrent alors, ne voulant pas donner leur vie au service d’une opération suicide, et furent emprisonnés et condamnés à mort. Leurs camarades se soulevèrent alors, le 4 novembre, pour les libérer. Il ne leur restait que deux choix: prendre franchement le pouvoir ou attendre de se faire fusiller. Leur choix fut la révolution. Celle-ci balaya bientôt toute l’Allemagne. Partout, des conseils de soldats et d’ouvriers se constituaient, généralement dirigés paritairement par le SPD et l’USPD local. Les autorités militaires étaient renversées par la révolution, et les autorités civiles étaient obligées de reconnaître le pouvoir des conseils.
La révolution allemande fut un modèle de modération: si des prisonniers politiques furent libérés, il n’y eut presque aucun acte de violence. Le prince de Bade n’avait pas le cœur à réprimer cette révolution. De toute manière, il n’aurait pas trouvé de troupes prêtes à tirer sur les manifestants. Il choisit donc de démissionner, en laissant les clés de la chancellerie au socialiste Friedrich Ebert, alors que le Kaiser abdiquait et s’enfuyait en Hollande. Le 9 novembre, la révolution balayait Berlin. Celle-ci n’était pas une révolution socialiste. Elle ne s’était pas attaquée directement à la propriété des moyens de production. Elle n’était pas non plus une révolution communiste, le KPD n’étant pas encore fondé. C’était une révolution sociale-démocrate, menée par des ouvriers et soldats dont la culture politique avait été formée par le SPD. La révolution que le parti annonçait depuis des années. Hélas, ses dirigeants avaient cessé de la vouloir.
De la Révolution à la trahison
Ebert se retrouvait donc chancelier du Reich. Le rêve de sa vie était réalisé. Pourtant, la révolution ne voulant pas s’arrêter, il n’avait plus qu’une envie: y mettre fin. A force de s’être trop intégré au système, il avait fini par s’y identifier. L’ordre bourgeois était pour lui l’ordre tout court; la révolution, le désordre. Alors qu’une assemblée des délégués des conseils ouvriers et soldats devait se tenir, afin d’élire un Conseil des commissaires du peuple, gouvernement d’une révolution dont le peuple allemand ne voulait pas se voir déposséder, il choisit d’en prendre la tête, pour mieux la trahir. Le SPD avait encore beaucoup d’influence chez les ouvriers, et plus encore chez les soldats rentrés du front. Friedrich Ebert sut parler à l’assemblée un langage qu’elle appréciait, et put ainsi être élu au sein d’un conseil des commissaires du peuple, formé à sa convenance. La révolution allemande venait de confier sa direction à l’homme décidé à la perdre.
Ebert usa donc de son siège au conseil des commissaires du peuple pour mener la révolution à l’enlisement, pendant que son comparse Gustav Noske travaillait discrètement avec les officiers irrédentistes à constituer les Freikörper, unités composées d’hommes triés sur le volet, et ne devant fidélité qu’à leur commandant. Ces unités étaient animées d’une idéologie qui préfigurait celle de la Waffen SS.
De la contre-révolution à la guerre civile
Lorsqu’ils estimèrent la situation suffisamment mûre, Ebert et Noske œuvrèrent, de concert avec les officiers réactionnaires, pour dissoudre les conseils de soldats, rétablir la hiérarchie militaire, et, à court terme, en finir avec le pouvoir des conseils pour rétablir la légalité bourgeoise. S’ensuivit dès décembre une sanglante guerre civile, où les ouvriers allemands se battirent avec le courage du désespoir pour tenter de sauver leur révolution, alors que les nervis de Noske couvraient leurs mains de sang. Ils assassinèrent le 15 janvier 1919 Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, fondateurs de Ligue spartakiste, puis du Parti communiste d’Allemagne (KPD) en décembre 1918. S’ils ne dirigeaient pas la révolution, ils avaient à leurs yeux le tort de dénoncer la trahison des dirigeants sociaux-démocrates.
Lorsque quelques officiers des plus réactionnaires pensèrent qu’ils n’avaient plus besoin du SPD et tentèrent un coup d’Etat militaire, Ebert et ses «commissaires du peuple» en carton s’enfuirent, et eurent le front d’appeler les ouvriers à prendre les armes pour défendre la révolution. Quand les putschistes furent neutralisés, ils laissèrent l’armée «revenue sur le terrain constitutionnel», massacrer avec la dernière sauvagerie les révolutionnaires qui avaient sauvé leur peau. La révolution allemande fut noyée dans le sang par ceux à qui elle avait fait l’erreur de confier son destin.
La contre-révolution anti-chambre du nazisme
Toutes ces trahisons répétées finirent par avoir raison de la confiance que la classe ouvrière allemande avait portée au SPD. Suite aux élections de janvier 1919, Ebert fut certes élu président du Reich, mais fut vite accusé publiquement de trahison pour la capitulation de 1918 – la fameuse théorie du «coup de poignard dans le dos». Le piège de Ludendorff se refermait sur lui. Malade, il négligea pourtant de se soigner à trop essayer de se disculper et décéda en 1925.
L’Allemagne se retrouvait humiliée par la défaite, étranglée par les conditions léonines du traité de Versailles. La République de Weimar (1918-1933) ne pouvait convenir ni aux ouvriers, qui y voyaient le tombeau de leur révolution, ni à la réaction, pour laquelle elle était irrémédiablement entachée par la révolution. Avide de revanche, ne pouvant envisager de restauration en l’absence d’un héritier crédible pour incarner la monarchie, elle se mit à la recherche d’un nouveau type de despotisme. Un certain caporal Hitler avait été infiltré par le commandement militaire allemand dans un des groupuscules d’extrême-droite qui s’étaient formés après-guerre pour voir s’il pourrait être utilisé à cette fin. Il surpassa les attentes de ses commanditaires.
Parmi les premiers idéologues du NSDAP, on retrouve Ludendorff, qui, il est vrai, s’est brouillé avec Hitler après 1933. La classe ouvrière allemande ne put empêcher l’ascension du NSDAP. Les historiens bourgeois ou trotskistes en accusent généralement le KPD, qui aurait eu le tort de refuser le front commun avec le SPD (que celui-ci ne voulait pas non plus en réalité). Mais quand on repense à l’histoire de la révolution allemande, on ne peut qu’avoir une certaine compréhension pour des camarades qui n’ont pas pu faire confiance à un parti qui avait fait semblant d’incarner la révolution, pour ensuite la trahir et la noyer dans le sang. Et, quand on pense qu’une des origines du NSDAP étaient les Freikörper de Noske, on ne peut s’empêcher de penser que le terme de «social-fasciste» n’était pas qu’une lubie de Staline. La révolution allemande aurait pu triompher pourtant. Elle ne le put, car il lui manqua à sa tête un parti qui voulait la révolution et était en mesure de la diriger. Aussi, elle fit l’erreur de confier son sort à une direction réformiste qui n’en voulait pas, et qui la trahit. Les pires conséquences s’en sont suivies. C’est une page d’histoire à ne jamais oublier.
*Gauchebdo et Vorwärts organisent en mars 2019 un cycle de conférences consacrées à ce thème.
Pour en savoir plus: le présent article est fondé pour l’essentiel sur la traduction française du livre de Sebastian Haffner, «Allemagne, 1918, une révolution trahie», réédité par Agone en 2018. Martin Schwartz m’a signalé que, contrairement à Haffner, qui niait l’influence prépondérante du pouvoir soviétique (p. 238, où il parle d’une révolution inspirée par Ferdinand Lassalle), le classique de l’histoire allemande, Die deutsche Geschichte (VEB Deutscher Verlag der Wissenschaften, Berlin, 1968, vol. 3, p. 27 et ss), affirme cette influence non sans pertinence, bien que peut-être de façon propagandiste.
Voir aussi Oskar Maria Graf,«Wir sind Gefangene », Aufbau-Verlag, Berlin, 1948, p. 440 et ss. Cet écrivain, dont l’œuvre fait partie du patrimoine culturel de l’Allemagne, a vécu la révolution allemande au jour le jour, témoin, entre autres, de l’acharnement des contre-révolutionnaires