A tout point de vue, les Fosses noires sont de ces fermes qui font le cœur de la ZAD (Zone à défendre). Sur chacun de ses flancs s’étirent les prés en lutte de Notre-Dame-des-Landes où s’égrainent des lieux-dits singuliers. Le 9 avril encore, au début du délogement par les CRS, en vous plaçant face à elle, vous auriez trouvé sur votre droite Les vraies rouges, la Noue non plus et le Lama fâché; dans votre dos, les 100 Noms et la Chèvrerie; plus loin sur votre gauche, la Wardine et Bellevue. Quatre jours plus tard, certaines bâtisses, déjà, n’existent plus, détruites par les pelleteuses qui ont marqué à la culotte les assauts des gendarmes. D’autres sont sous la menace d’une expulsion. Mais toutes ont une histoire. Mises bout à bout, elles aident à comprendre celle d’une ZAD qui plaide pour le droit d’expérimenter la collectivisation des terres et de leurs usages.
Pour rappel, à la fin janvier, suite à l’annonce de l’abandon du projet d’aéroport, l’Etat avait sommé les occupants de la ZAD de régulariser leur situation, en déclarant par exemple de nouveaux projets agricoles individuels. La quasi-totalité des 250 zadistes estimés sur place ne l’a cependant pas fait, préférant une gestion collective du territoire et la possibilité de mener des projets non agricoles. D’où leur évacuation.
«Nous essayons de trouver les réponses les plus justes»
A elle seule, la ferme des Fosses noires pourrait valoir légende. Longtemps inoccupée, après l’expropriation par l’Etat de ses anciens exploitants, la ferme a, depuis 2013, retrouvé sa fonction vivrière. «C’est là que s’est installée la boulangerie de la Zad», explique Christelle, la vingtaine, l’œil blond et les cheveux ramenés en arrière. Les fenêtres crevées de la maison ont été rafistolées, ici avec de vraies lucarnes, là avec quelques bâches. Bordé d’arbres rhumatisants à l’écorce scarifiée, le chemin est barré d’un panneau «No dog place» (interdit aux chiens). Autour s’étendent des potagers parsemés de serres en tunnels et de réservoirs d’eau. Déjà, quelques plans percent les sols et les jeunes fruitiers repiqués dans le verger laissent éclater leurs fleurs. «Ce potager jouxte le jardin maraîchage de la ZAD», poursuit la jeune femme. «Un lieu ouvert, où chaque mercredi nous cultivons collectivement les légumes avant de les porter, le vendredi, au Non marché.»
Situé à quelques brassées de là, l’endroit – une place en terre molle sur laquelle est dressée une hutte en terre jaune, avec en fond de cour une banderole proclamant «L’avenir est une zone à défendre» – vaut lui aussi un arrêt sur image. Et pensée. «Ce que l’on produit ici, ce sont des manières de vivre», explique Mathieu (*), barbe en friche et piercing sur le nez. «Nous voulons repenser les modes de production du quotidien lui-même. Eviter l’exclusion et l’individualisme, tout ce qui contribue à repousser les gens.» Le Non marché sert à cela. Ici, rien ne se vend, en tout cas à prix fixe. Les coûts de production des aliments sont indiqués et chacun donne ce qu’il veut, voire rien du tout. «L’objectif est que personne n’ait faim», reprend Mathieu. «C’est un de ces enjeux qui dépassent la ZAD et auxquels nous essayons de trouver les réponses qui nous semblent les plus justes et les plus légitimes.» Tout ce qui est fabriqué ici est concerné. Même le pain.
Jusqu’à la semaine dernière, la boulangerie des Fosses noires approvisionnait les quelque 300 habitants de la ZAD. De son pétrin étaient tirées trois fournées par semaines – près de 200 kilos de pain. Un temps acheté à un paysan du coin, le blé et le sarrasin poussent désormais sur place.
La bergerie parmi les premières abattues
Plus au sud, longtemps, s’est dressée la yourte de Camille. Elle vivait là depuis quatre ans. «Je faisais partie du groupe patates, raconte-t-elle sans rire. Je les ai rencontrés quand je vivais à Calais. Ils venaient distribuer aux migrants les surplus de la ZAD. Je les ai suivis et je suis restée.» Aujourd’hui, Camille vise les tomates et les courgettes, plaisante-t-elle. «Ici, on collectivise les productions. Certains font des patates, d’autres des aubergines…» Tout se mutualise sur le Non marché. «Quand la préfète refuse de nous accorder une convention collective (les zadistes ont déposé le 5 avril une demande de régularisation collective, refusant la régularisation individuelle privilégiée par les autorités, ndlr), c’est tous ces projets qu’elle entrave», insiste la jeune femme. Lorsque nous l’avons quittée, elle était assise à califourchon sur sa yourte, seule, frappant dans une gamelle, encerclée par une cinquantaine de gardes mobiles.
Comme les autres, les 100 Noms ont préféré jouer collectif
Derrière elle, les pelleteuses s’apprêtaient à avaler les 100 Noms. La bergerie est devenue célèbre ce jour-là pour avoir compté parmi les premières abattues. «Elle était pourtant l’un des meilleurs exemples d’autonomie alimentaire de la ZAD», expliquait encore Camille, «100 % autosuffisante en viande grâce à ses poulets et moutons, et presque tout autant en légumes.» Sa vocation n’était pas égocentrée pour autant. Installés depuis cinq ans, les 100 Noms envisageaient de produire des semences à destination de la Syrie ou de la Palestine et de se tourner vers les paysans de la région.
«Plusieurs jeunes qui y vivaient ont passé des diplômes agricoles», explique Régis Fresneau, président de l’association des éleveurs de moutons Landes de Bretagne, une race locale. «Nous voulions travailler avec eux pour créer des troupeaux-école en sylvipaturage, intégrés aux espaces forestiers.» Un dispositif qui n’existe pas en Loire-Atlantique, poursuit l’éleveur venu en soutien, et qui serait idéal pour permettre aux jeunes de se faire la main.»
Seulement voilà. Les 100 Noms ont refusé de parapher la convention individuelle exigée jusqu’au 31 mars par l’Etat pour gagner l’autorisation de rester. Comme les autres, ils ont préféré jouer collectif. «Vous ne pouvez pas me faire dégager parce que je n’ai pas signé le papier qui plaît à la préfète», hurlait, en début de délogement, l’un de leurs habitants, perché sur le toit de la grange. C’est pourtant ce qui s’est fait. Ne reste aujourd’hui des 100 Noms que son éolienne. Et l’envie partagée, dans le bocage, de reconstruire.
(*) Certains prénoms ont été changés.