On peut évidemment en tirer diverses conclusions. Pour les uns, auxquels on a assuré un grand battage médiatique et des excès d’honneur, cet avortement de la plus vaste tentative d’établir un nouveau régime social pour l’humanité prouverait l’inanité de vouloir remettre en cause «l’ordre naturel», voulant qu’une invisible main économique conduise l’humanité, certes par des chemins cahoteux mais inévitables, au moins mauvais des mondes: le capitalisme; plus volontiers présenté comme l’alliance de l’économie de marché et de la démocratie libérale.
Des concessions sociales accordées
Une conclusion que nous ne saurions partager, même si, bien sûr, on ne cherchera pas à idéaliser ou même à justifier la voie bolchevique pour parvenir aux changements nécessaires de l’ordre social dans le monde. Mais aussi en ne considérant pas que la révolution d’Octobre 1917 en Russie et ceux qui en furent les partisans comme les générateurs des malheurs de l’humanité au XXe siècle. Lequel a d’abord connu, en 1914, l’affrontement des impérialismes capitalistes européens. Et il n’est pas outrancier d’affirmer que la situation dans le monde serait sans doute pire à l’heure actuelle sans la répercussion énorme provoquée par la révolution d’Octobre: pour la lutte contre le colonialisme et le droit à l’autodétermination des peuples; par le défi que constitua le décollage économique de l’URSS dans les années 1930 pour les régimes capitalistes, qui furent obligés de faire des concessions sociales à la classe ouvrière et aux paysans pauvres.
Comme le disait André Fontaine: «Il n’y aurait pas eu de 1917, ni de guerre froide si la société capitaliste avait découvert la justice sociale avant d’y être contrainte par la pression des masses [et que] cette pression aidant, le monde dit occidental s’est considérablement transformé, s’éloignant de plus en plus de la description classique par Marx du capitalisme et par Lénine de l’impérialisme». A ce rôle d’aiguillon social et de libération des peuples ajoutons encore, selon l’évaluation du célèbre historien Eric Hobsbawn, que «Sans la révolution d’Octobre, le monde serait probablement constitué [aujourd’hui] plutôt d’une série de variantes autoritaires et fascistes que d’un ensemble de démocraties libérales et parlementaires».
Comme on le voit, malgré son échec final et les tragédies humaines qui ont aussi jalonné son modèle de société, on ne saurait parler – a contrario d’une formule imprudente utilisée dans les années quatre-vingt qui parlait d’un bilan globalement positif – d’un bilan globalement négatif de la révolution soviétique d’Octobre 1917.
Ombre et lumière à la fois
Et pour conclure, je reprendrais les réflexions de Patrick le Hyaric, directeur du journal français L’Humanité dans le numéro spécial qu’il a publié à l’occasion de ce centième anniversaire: «Par le truchement d’une histoire édifiante ou par celui d’une histoire accablante qui n’en est que le miroir, fut négligée l’influence décisive de la révolution soviétique dans le domaine des arts et de la littérature (et dans celui de l’émancipation des femmes ajouterai-je). Toutes les formes d’expression, alors engoncées dans un académisme asséchant, puisaient dans l’événement retentissant la sève d’une renaissance, liant les préoccupations artistiques nouvelles à l’essor du prolétariat industriel ou à la crise de la rationalité moderne.
Ce souffle extraordinaire a pu, telle une bourrasque, emporter sur son passage bien des espérances et bien des traditions révolutionnaires ancrées dans les réalités nationales. Les partis communistes qui sortent de la cuisse d’Octobre 1917, charrient surtout l’histoire longue et rouge de chacun des pays qui les ont vus naître. Le souvenir d’Octobre 1917, trop souvent confiné au culte d’un événement coulé dans le marbre a réduit le large sillon dans lequel a marché, marche et marchera le mouvement pour l’émancipation humaine. Pierre décisive des luttes politiques et sociales du siècle dernier, la révolution russe ne saurait les résumer.
Comment enfin saisir les conséquences du souffle prométhéen d’Octobre sans y voir l’ombre et la lumière, l’espoir et le désenchantement. Tout y voir en somme, de la libération de l’Europe du joug fasciste et nazi au stalinisme, de l’aide décisive apportée aux peuples en lutte pour leur indépendance au goulag, en passant par l’invasion de la Hongrie en 1956 ou celle de Prague en 1968. Car nul ne saurait prétendre réduire un morceau d’histoire aussi considérable et contradictoire à un seul de ses aspects».