Ce qui se cache derrière une simple conversation

Sociologie • La conversation. Quelque chose d’anodin et spontané, où les rapports de genre et de pouvoir n’interviendraient pas? Plusieurs études démontrent le contraire. Pourtant, elle se déroule la plupart du temps sans conflit apparent.

Les sujets amenés par les hommes sont bien plus souvent développés que ceux des femmes.

S’il est un domaine où l’on ne pense pas à une inégalité de genre, c’est bien celui de la conversation. Pourtant, la chose a fait l’objet d’études diverses dès les années 70, qui révèlent que, loin d’être une activité anodine et spontanée telle qu’elle le paraît, la conversation est «une activité structurée, ne serait-ce que par son ouverture, ses séquences et sa fermeture, et elle a besoin d’être gérée par les participant-e-s», explique Corinne Monnet dans la revue Nouvelles Questions Féministes. De ce fait, elle est aussi susceptible d’être traversée par des rapports de pouvoir.

Hochement de tête et relances
Si le stéréotype fort répandu de la femme bavarde n’a jamais été confirmé par une seule étude, de nombreuses recherches ont montré en revanche que les hommes parlent plus, relève la chercheuse dans son article. En 1976 déjà, Eakins & Eakins, étudiant des réunions mixtes dans une faculté, constataient ainsi une grande différence de temps de parole entre les femmes et les hommes. Alors que le temps moyen de discours d’une femme se situe entre 3 et 10 secondes, celui d’un homme se situe entre 10 et 17 secondes. Et cela ne serait pas dû à une plus grande timidité des femmes ou à une éventuelle autocensure de leur part.

West et Zimmermann, sociologues, se sont en effet penchés dans les années 80 plus précisément sur les pratiques conversationnelles et ont constaté que dans 96% des cas, l’interruption de la parole de l’autre dans une conversation est le fait des hommes. Les chercheurs observent en outre une utilisation différenciée des «réponses minimales, ou confirmations minimales», soit ces petits mots prononcés au cours d’une conversation qui permettent de signaler à son interlocuteur qu’on l’a bien compris, qu’il peut continuer, et que nous sommes intéressés par la conversation: hochement de tête, approbation, relance, etc…, et sans lesquels l’échange ne se poursuit qu’avec difficulté. Les femmes les utilisent bien plus, et plus rapidement, alors que les hommes les utilisent moins et parfois tardivement, ou pas au bon moment, ce qui revient à signaler une forme de désintérêt et à pousser la personne en face à se taire.

Les hommes posent beaucoup moins de questions
Interrompre et manifester des signes de désintérêt fonctionne aussi «comme instrument de contrôle des sujets de conversation». Les chercheurs constatent ainsi que «les interruptions masculines sont suivies d’une continuation du discours de la part des hommes, tandis que les femmes se retirent». Par ailleurs, les sujets amenés par les femmes ne sont pas repris et les hommes imposent leur propre sujet. «Comme pour les enfants, le tour de parole des femmes apparaît non essentiel», estiment West & Zimmerman.

D’autres recherches se sont également portées sur cette question des sujets de conversation, souligne encore Corinne Monnet. Ainsi, Pamela Fishman relève qu’«introduire un sujet dans une conversation n’implique pas nécessairement que ce sujet sera développé». Pour cela, un travail est nécessaire et doit idéalement être partagé par tous les participants. Or, la chercheuse montre que lors de l’interaction, les femmes posent deux fois et demie plus de questions que les hommes. Ces derniers interrompent plus, n’utilisent que peu la relance et posent peu de questions. «L’attitude permanente de soutien et d’encouragement de l’interaction, manifestée par les femmes, a pour conséquence directe que parmi les 29 sujets introduits par des hommes, 28 d’entre eux sont repris et développés». Au contraire, les sujets apportés par les femmes sont beaucoup moins développés car les hommes effectuent moins ce travail de soutien.

Le bon ordre des choses?
«Tout se passe comme si les sujets introduits par les femmes étaient perçus comme de simples tentatives pouvant aisément être abandonnées alors que ceux des hommes seraient d’emblée traités comme des sujets à développer», relève encore Fishman. A noter également que «la plupart du temps, tout ceci se déroule sans conflit apparent. Pour la majorité des gens, ce n’est que le bon ordre des choses. Ce travail des femmes n’est généralement pas analysé comme un réel travail». Et de souligner l’analogie avec le travail domestique, souvent pas véritablement considéré comme un travail. Au contraire, le phénomène sera plutôt associé à «une qualité féminine», tendant à expliquer le phénomène par quelque chose d’inné, plutôt que comme des attitudes acquises, s’inscrivant dans des relations de pouvoir.
Pas encore convaincus par ce que vous venez de lire? L’observation des conversations de la vie courante après lecture de ce texte se révélera sans doute instructive.