Quatre piliers, l’Opéra, le Béjart Ballet, le Théâtre de Vidy, l’Orchestre de Chambre de Lausanne (OCL) ont acquis en vingt ans une renommée internationale tandis que foisonnent des compagnies indépendantes. Certaines étaient déjà bien installées comme le Théâtre Kléber Meleau ou les compagnies de danse Philippe Saire et Fabienne Berger, d’autres vont émerger, en quelque sorte portées par cette effervescence culturelle que devra gérer, d’entente avec le monde politique, la nouvelle cheffe de service, première femme nommée à un tel poste. Elle sera bientôt baptisée «Madame Culture».
Lausanne la plus belle ville du monde
Les premiers chapitres disent l’amour de Marie-Claude Jéquier pour sa ville, la plus belle au monde à son avis; elle refuse de considérer Lausanne comme «une belle paysanne qui a fait ses humanités(Ramuz)». Historienne de formation, elle rappelle que Lausanne a toujours été une vraie ville, et même une ville d’importance au 13e siècle, en témoigne sa cathédrale; puis il y aura son Académie, et tout un passé qu’on oublie. Marie-Claude Jéquier y est née, y a fait ses études et toute sa carrière, si on peut employer ce mot, car elle n’a jamais eu de plan de carrière.
Elle a toujours su saisir les occasions qui se présentaient que ce soit dans sa vie ou au service de la culture lausannoise. Quand le poste de chef de service de la culture est mis au concours, elle est directrice du Musée historique de l’Ancien-Evéché, organise des expositions dont l’une sur Serge Lifar et ce n’est que la veille du délai d’inscription qu’elle se décide à poser sa candidature, sur l’insistance du syndic Paul-René Martin.
Au gré des hasards et des opportunités
Le secret de Marie-Claude Jéquier aura été de savoir exploiter les hasards, qu’il faut parfois un peu aider, et saisir les opportunités qui se présentent: rendre possible, écouter, imaginer. Conférences de presse, après-concerts, verrées informelles ou officielles sont le lieu de rencontres souvent déterminantes, de propos de coulisses précieux, sans compter la fréquentation des spectacles et concerts assidûment suivis par la cheffe de service. Certes, une situation économique alors plutôt favorable va aider de même que l’intérêt pour la culture des politiciens en place. Néanmoins il y a eu des combats à mener, des oppositions, des critiques. Marie-Claude Jéquier ne fait pas œuvre polémique; elle cite ceux avec qui elle a aimé collaborer, des noms qui parlent au lecteur lausannois qui a vécu cette époque: Paul-René Martin, Pierre Cevey, Yvette Jaggi , ainsi que des Jean-Jacques Rapin, Jacques Treyvaud, Charles- Henri Favrod, Freddy Buache, Hervé Dumont, Alain Faucherre, et tant d’autres qui ont été artisans de cet élan culturel remarquable.
Artistes d’ici et d’ailleurs
Des grands noms dirigent les fameux quatre piliers de la vie culturelle lausannoise et valent à la ville une réputation internationale: à l’Opéra, après la franco-suisse Renée Auphan, Dominique Meyer, entre-temps directeur de l’opéra de Vienne, et aujourd’hui Eric Vigié, qui maintient le cap depuis 10 ans. Béjart quittant Bruxelles choisit Lausanne, et ce n’est pas Lausanne qui est allé chercher Béjart, contrairement à ce qu’on raconte parfois. Le franco-allemand, né à Zurich, Matthias Langhoff vient à Vidy, assisté bientôt par René Gonzalez qui prend sa succession, l’Espagnol Jésus Lopez Cobos dirige l’OCL.
Mais la scène lausannoise c’est aussi Philippe Mentha, «un personnage hors du commun», puis Omar Porras à Kléber Meleau, en complémentarité de Vidy, le Petit Théâtre, l’Arsenic, Le Festival de la Cité…à la Cité. C’est Jean-Marc Grob et son orchestre des Rencontres musicales, aujourd’hui le Sinfonietta, l’Ensemble vocal de Michel Corboz, à qui fut un jour refusé une subvention parce qu’il était fribourgeois et catholique (!), La Camerata, le Sine Nomine, la SMC (société de musique contemporaine), le free jazz, la variété, l’électro, la chanson française, etc.,etc.
N’oublions pas les quatre musées municipaux, le Musée historique, le Mudac, le Musée romain de Vidy, la Collection de l’art brut, qui seront modernisés. Et puis il y aura le sauvetage de la salle Métropole, hélas confiée maintenant à une entreprise privée, les transformations du Théâtre Municipal, retardées par des oppositions, les problèmes de gérance des différentes scènes, Boulimie, la Dolce vita jusqu’en 1999, à laquelle succèdent les Docks, le 2.21, le Puloff. Marie-Claude Jéquier s’est aussi souciée des artistes qui sont des gens fragiles qu’il faut soutenir, accompagner et noue avec nombre d’entre eux des liens très forts.
Ouverture à la diversité
Des chapitres un peu plus techniques expliquent certaines options, l’octroi des subventions, la part du Canton, l’apport très important de la Loterie romande et de fondations privées à la générosité indispensable, dont Sandoz ou Leenards, la gestion difficile d’un foisonnement de nouvelles compagnies, le soutien aux arts visuels par divers achats. Si Marie–Claude Jéquier ne cache pas des préférences personnelles, des affinités, celles-ci ne dicteront jamais la politique culturelle de la ville, ouverte à la diversité. «Je n’ai jamais confondu mes goûts personnels, voire mes relations personnelles, avec mon activité de responsable de la culture.» Il y eut quelques revers: le refus du musée à Bellerive, «une triste affaire», de la fontaine Tinguely à Ouchy, «un crève-cœur». Mais tout cela contrebalancé par tant de réussites.
On note enfin quelques constats auxquels nous sommes sans doute nombreux à souscrire. Ainsi, après avoir évoqué, outre sa renommée internationale, l’élan populaire et la fréquentation exceptionnelle du Théâtre de Vidy par un public local qui en fait son théâtre et lui reste fidèle lors de l’intérim assuré par René Zahnd et ThierryTordjman, une phrase clôt le chapitre: «La nomination de Vincent Baudriller marque une nouvelle étape pour Vidy, synonyme de projets différents». C’est vrai!
Et l’on ne peut s’empêcher alors de faire un rapprochement avec cet autre passage, quelques chapitres plus loin à propos de La Manufacture, l’école de théâtre qui devait former des acteurs interprètes mais a développé l’idée d’acteurs-créateurs. «Il y a dans les milieux de la scène un phénomène que l’on retrouve beaucoup moins chez les plasticiens ou les écrivains: une ignorance de l’histoire de leur art qui font que des chorégraphes et des metteurs en scène ont l’impression de tout réinventer… alors qu’on avait l’impression d’avoir déjà vu cela et souvent bien mieux dans les années 70 ou 80.»
C’est tout un pan de la vie lausannoise qui revit dans ce livre illustré de nombreuses photos. Marie-Claude Jéquier, qu’on approuve ou conteste certaines de ses options, s’est vraiment mise corps et âme au service de la culture dans laquelle du reste elle est engagée aujourd’hui encore à divers titres. n
René Zahnd, Marie-Claude Jéquier au service de la culture, Favre 2016