Il faut prendre le temps d’aller visiter l’exposition du Cabinet des Arts graphiques de Genève intitulée «Gérald Cramer et ses artistes. Chagall, Miró, Moore», dont le titre rend mal compte de ce qu’elle propose. Cramer (1916-1991), ce libraire genevois, inspiré par l’entreprise éditoriale d’Albert Skira dans les années 1930 (la revue Minotaure), devint après la Deuxième Guerre mondiale galeriste et éditeur d’estampes et de livres d’artistes. Autant dire qu’il décida de se consacrer aux «multiples», comme on dit, aux reproductions, formes de l’œuvre d’art qui se distinguent de l’unicité, l’exemplaire unique, «l’original», propice à sa valorisation marchande et qui aboutit aux aberrations des prix millionnaires qu’atteignent certains tableaux dans les ventes aux enchères.
Permettre à la classe ouvrière d’accéder au cubisme
L’enjeu de la reproduction est double: d’une part les techniques de photogravure et de photographie (aujourd’hui décuplées par le numérique) permettent une diffusion des œuvres d’art dont se félicitaient déjà à la fin du XIXe siècle les tenants de «l’Art social» comme Roger Marx ou Léon Rosenthal, des historiens de l’art et critiques qui étaient soucieux de donner aux masses, aux travailleurs accès à la beauté artistique. Leur combat – Rosenthal fut chroniqueur à L’Humanité du temps de Jaurès – se poursuivit après la révolution cubiste et l’avènement de l’art moderne libérant la peinture d’un certain nombre de conventions, par des hommes comme Fernand Léger ou Marcel Gromaire qui participèrent, dans les années 1930, au sein de l’AEAR (association des artistes et écrivains révolutionnaires) à une tentative de politique culturelle engagée par le parti communiste français et qui s’épanouit sous le Front populaire.
Lors d’une série fameuse de débats autour de la question du réalisme, Léger tint à affirmer, avec Le Corbusier et quelques autres, que s’adresser au peuple, pour les artistes, ne devait pas signifier revenir en deçà de la révolution esthétique cézanienne et cubiste, mais au contraire permettre à tous d’accéder à cette nouvelle beauté. «La classe ouvrière a droit à tout cela. Elle a droit, sur ses murs, à des peintures murales signées des meilleurs artistes modernes, et si on lui donne le temps et les loisirs, elle saura s’y installer et y vivre elle aussi et les aimer».
L’entreprise de Gérald Cramer n’a évidemment pas eu la prétention de réaliser un tel projet social qui supposerait un mouvement d’ensemble de la société, une émancipation et une disponibilité accordée à tous dans un cadre culturel qui ne dévoyât pas les moyens d’accès comme l’industrie des dites «nouvelles technologies» y est parvenue en créant un besoin généralisé de communication et de duplication permanent qui fait bon marché de la réalité matérielle des objets. En effet l’autre enjeu de la reproduction est de restituer, respecter ou mettre en évidence les qualités de la matière travaillée, du geste créateur, le labeur qui va du crayon de l’artiste ou de son pinceau ou de son poinçon à son report sur une plaque de cuivre ou une pierre lithographique, du tirage des figures tracées, incisées.
Un poème de Chagall gravé sur bois
L’exposition nous offre ainsi de précieux développements sur les étapes du travail de Miró concevant les illustrations de poèmes d’Eluard rassemblés sous le titre si suggestif d’A toute épreuve. Ce projet comporte un ensemble de couches historiques et esthétiques qui permettent exemplairement de comprendre quel est le processus que suit une telle œuvre: les poèmes datent de 1929, Cramer lance l’idée d’une édition illustrée par Miró en 1947, de multiples essais ont lieu, des échanges entre le poète et le peintre, puis avec le graveur qui exécute les maquettes et l’imprimeur enfin et le livre est achevé en 1958. C’est évidemment l’inverse de «l’immédiateté» si prisée de nos jours (dont le corrélat est l’effacement non moins rapide des mémoires et même des supports). Miró décide d’opter pour la gravure sur bois plutôt que la lithographie (qu’il voit comme une nouvelle modalité du dessin), c’est-à-dire ce qu’il appréhende comme de la sculpture.
L’exposition présente – outre cette genèse d’A toute épreuve- des séries de travaux de Chagall, de Picasso et de Henry Moore. Retenons un poème de Chagall et sa gravure sur bois, édités en 1968: «J’entends les danseurs éloignés, Les gens dansent en joie, Attrapent la liberté, Avec des mots et des fusils brûlants, Ressortez de vos trous, Tantes, oncles, grands-parents, Un vent libre vole sur vous, De loin je l’ai entendu.» Ce poème, où se font entendre les échos de l’histoire – des pogroms de la Russie tsariste que connut le jeune Chagall à Vitebsk à la Révolution d’Octobre et au Mai français –, est accompagné d’une gravure évoquant une manifestation d’où émergent une série de drapeaux rouges tandis qu’au bas de l’image, une figure étendue semble rêver.
«Gérald Cramer et ses artistes. Chagall, Miró, Moore», au Cabinet des Arts graphiques de Genève. A voir jusqu’au 29 janvier 2017.