Par Bruno Odent, paru dans l’Humanité
La campagne de l’élection présidentielle a été dominée par les coups bas évacuant la véritable confrontation entre projets politiques. On pourrait continuer longtemps de déplorer l’acharnement à atrophier le débat démocratique auquel se sont employés les deux finalistes de la présidentielle. Il vaut beaucoup mieux chercher à comprendre l’origine du profond malaise dont ces échanges nauséabonds sont le symptôme. Principal élément de réponse: les fractures sociales qui minent la société étasunienne sont de plus en plus béantes. Jamais le pays n’a été aussi inégalitaire. Et le phénomène frappe maintenant de plein fouet la «middle class», ces personnes au revenu réputé moyen, qui traditionnellement participent au scrutin. Plusieurs études sont formelles: leurs rémunérations ont stagné ou baissé au cours des vingt dernières années.
Trump, un pur produit de l’establishment
Janet Yellen, la présidente de la Réserve fédérale, la banque centrale étasunienne – personnage peu soupçonnable, s’il en est, de parti pris à gauche – y est allée, elle-même, de sa mise en garde solennelle. «80% des Américains, quelles que soient leurs affinités politiques, voient les inégalités comme un problème majeur», relève-t-elle, en mettant ouvertement cette question en relation avec le coup de froid observé en ce moment sur la croissance aux États-Unis.
Le sentiment que le «rêve américain» (la réussite professionnelle promise à tous ceux qui sauraient se retrousser les manches) s’est évanoui nourrit toutes les frustrations. Les immenses espoirs nés, il y a huit ans, au moment de l’arrivée de Barack Obama à la Maison-Blanche ont été déçus, voire contredits. L’application de son administration à renflouer les mastodontes de Wall Street, principaux acteurs du krach de 2007-2008, puis à transférer le fardeau de la crise sur les contribuables et les travailleurs, «invités» à toujours davantage de flexibilité et à la «modération salariale», a creusé toujours plus les inégalités.
C’est sur ce terreau qu’a pu prospérer le candidat de l’extrême droite nationaliste. Trump a pu puiser dans sa panoplie de showman pour asséner toutes sortes de raccourcis binaires, se faire passer pour l’homme providentiel «antisystème», capable de remettre de l’ordre dans la maison en livrant migrants mexicains ou hommes d’affaires chinois en boucs émissaires. Alors que le milliardaire de l’immobilier est lui-même un pur produit de l’establishment capitaliste local.
La souffrance sociale a débordé les vieux ghettos de pauvreté
La «mal-vie» de ces millions de citoyens qui se sont longtemps considérés comme membres de la classe moyenne ou aspirant à le devenir, fait irruption de toutes parts dans ce scrutin atypique. Elle saute aux yeux quand on croise cette multitude de silhouettes obèses dans les rues des quartiers populaires, elles qui portent leurs désespoirs aussi difficilement que leurs corps déformés. Elle se traduit par cette course effrénée de nombreux jeunes gens obligés de cumuler deux ou trois boulots mal payés pour se sortir la tête de l’eau ou simplement honorer les traites de leurs emprunts d’étudiants. Paradoxe, elle alimente même l’exaspération contre l’obamacare, qui vient de faire exploser de 25% le coût des primes d’assurance maladie pour les salariés les plus modestes. La réforme était indispensable et elle a permis d’offrir une couverture à des millions de citoyens jusque-là sans aucune protection contre la maladie. Seulement, l’actuel président a subi un tel lobbying de Wall Street qu’il a laissé l’intégralité des manettes aux assurances privées et donc… à leurs ententes pour gonfler leurs profits.
Et si les souffrances sociales ont largement débordé des vieux ghettos de pauvreté, réservés aux Africains-Américains, elles ont pris pour ceux-là des formes encore plus aiguës. Au point que plusieurs auteurs étasuniens évoquent une politique de «reségrégation raciale», dont la morbide litanie de meurtres de citoyens noirs de peau par des policiers blancs ne constitue que la traduction la plus emblématique. Le niveau de l’abstention dans ces milieux, présumés favorables aux démocrates et à Hillary Clinton, a pulvérisé tous les records en dépit des efforts de Barack et Michelle Obama pour mobiliser la communauté. Elle était l’une des clés majeures du scrutin.