«Le modèle centré autour du travail est très fort»

8 mars • Les politiques en faveur de l’égalité encouragent souvent les femmes à reproduire le modèle masculin de carrière et de travail à 100%. Mais ne représente-t-il pas un nouveau piège? Réflexion avec la sociologue Mélanie Battistini, de l’Université de Genève.

8 mars après 8 mars la question des inégalités salariales est pointée du doigt. D’où vient le problème?

Mélanie Battistini On entend parler parfois de 40% de différence salariale, parfois 20%, parfois 12%, les chiffres varient selon ce que l’on prend en considération. Une partie de la discrimination est due au fait que femmes et hommes n’ont pas les mêmes formations. Les métiers où il y a plus de femmes sont en général les métiers qui paient moins bien. Il y a aussi une différence de temps de travail. En Suisse, environ 80% des femmes travaillent à temps partiel. Cette proportion est moindre dans d’autres pays comme la France ou les pays scandinaves. En Suisse, il y a très peu d’aides de l’Etat pour la prise en charge des enfants (crèches, horaires des crèches et de l’école adaptés, allocations, congé parental, etc…), si bien qu’il y a une forte incitation pour les femmes à diminuer leur temps de travail. Il faut également noter qu’il y a beaucoup moins de femmes cadres. Dans la santé et le social par exemple, la moitié des cadres moyens sont des hommes, alors que 80% des travailleurs sociaux sont des femmes. Finalement, une fois qu’on a éliminé tous ces facteurs externes: donc à fonction, niveau de formation, pourcentage égal, etc., une discrimination «pure» demeure, qui ne peut s’expliquer par des facteurs extérieurs, soit qui est basée uniquement sur des stéréotypes.

La loi sur l’égalité a récemment été mise en consultation en vue de contraindre les entreprises à contrôler régulièrement l’égalité des salaires. Qu’en pensez-vous?

Il y a effectivement besoin de plus de contrôles et surtout de sanctions. Actuellement, il est très difficile de prouver une discrimination salariale ou une quelconque autre atteinte à la loi sur l’égalité, car c’est à la personne de prouver qu’elle a été discriminée. Les femmes ont peur de perdre leur travail si elles se plaignent auprès de leur employeur. La démarche peut en outre s’avérer coûteuse. Il faudrait renverser le fardeau de la preuve. Les modifications proposées vont dans ce sens, même si certains milieux estiment qu’elles ne vont pas encore assez loin.

Comment agir sur les discriminations liées au niveau de formation, pourcentage, etc?

Il faut agir en amont, notamment sur la question de la reconnaissance des emplois. Cela fait longtemps par exemple que les milieux de la santé et du social se battent pour une revalorisation de leur métier, notamment en termes de salaire. Il y a aujourd’hui des métiers qui sont dévalorisés socialement et monétairement par rapport à d’autres alors que le niveau de formation est le même. Par exemple, un travailleur social et un ingénieur HES en agronomie ne sont pas du tout reconnus de la même façon.

Les mesures de promotion de l’égalité encouragent souvent les femmes à occuper des postes de cadre et/ou à reproduire le modèle masculin de travail à 100%. Mais ne s’agit-il pas d’un nouveau piège pour les femmes, qui rend en revanche service à l’économie? Qu’en est-il du travail des hommes à temps partiel?

Cela pose la question du modèle de société que l’on souhaite. Veut-on travailler toujours plus? Il y a évidemment une réflexion intéressante à mener sur le sujet et les réponses divergeront sans doute selon le positionnement de la personne sur l’échiquier gauche-droite. Dans le modèle actuel, celles qui font le «choix» de diminuer ou arrêter leur travail sont cependant plutôt les femmes. Les hommes ne se précipitent pas sur les temps partiels! Quand j’ai commencé à m’intéresser au secteur de la santé et du social, j’ai pensé que je rencontrerais plus d’hommes à temps partiel, avec une façon d’envisager le travail peut-être différente que dans d’autres milieux, mais cela n’a pas été le cas. Certains, certes, baissaient leur temps de travail, mais jamais en dessous de 80%.

Pourquoi?

Car dans le modèle de société tel qu’il est organisé actuellement, baisser son temps de travail c’est se donner moins de chances d’accéder à un poste à responsabilités, de se faire bien voir de ses chefs, de faire des formations continues. La plupart des hommes rencontrés avaient certes un discours plutôt ouvert mais étaient dans le modèle normatif habituel de l’homme au travail. On ne peut pas simplement dire aux gens «baissez votre taux d’activité, profitez de la vie et tout ira mieux». Il y a des pressions sociales. Pour les hommes, celle d’être les garants de la bonne marche du foyer, pour les femmes celles d’être de bonnes mères. Il faut une réflexion sur le type de société que l’on souhaite, mais il ne faut pas mettre la faute sur les travailleurs et travailleuses car on est toutes et tous pris dans ces normes et pressions sociales.

Que pensez-vous d’une campagne comme celle de männer.ch pour encourager les hommes à travailler à temps partiel?

A priori cela semble une bonne chose même si je ne connais pas les moyens concrets qu’ils utilisent. Il y a effectivement des hommes qui veulent travailler moins. Après, j’ai des doutes quant au fait qu’une telle campagne suffise. Si le système global ne change pas, si les postes à responsabilité, la formation continue, etc., continuent à être réservés aux personnes à 100%, on aura beau les inciter, cela ne va pas changer. Il faut aussi se rappeler que tout le système des assurances sociales est basé sur le temps de travail et le salaire. Moins on travaille, moins on cotise, plus on peut potentiellement se retrouver dans une situation difficile. On est dans un modèle qui valorise le 100% socialement, mais aussi au niveau concret. Le temps partiel peut souvent être synonyme de précarité. Si on passe toute sa vie à travailler à temps partiel, la retraite ne sera pas très élevée! Veut-on encourager cela?Ce lien entre travail et protection sociale est remis en question de façon intéressante par ceux qui parlent d’un revenu de base universel.

Que pensez-vous d’un modèle comme celui du jobsharing?

J’ai le sentiment que ce type de politique n’est pas trop mis en avant. Ou seulement dans certains cas, et spécialement «pour les femmes».

Souvent, on a l’impression en effet qu’on fait comme si la question de l’égalité ne concernait que les femmes…

Tout à fait, et c’est très problématique. Car cela devrait concerner tout le monde. Le jobsharing par exemple, a été pensé pour les femmes qui veulent faire carrière mais quand même avoir des enfants, mais le fait d’être dans un poste à responsabilités à temps partiel est encore très mal vu. Aujourd’hui il faut être tout le temps disponible. Le fait de travailler «la moitié du temps» n’est pas bien compris. Si on a des responsabilités, on les a tout le temps! Quant on parle de temps partiel d’une façon générale, on le considère souvent comme s’adressant aux femmes, de même que la question de la conciliation entre vie privée et familiale. Mais il n’y a pas tellement de conciliation, ce sont souvent les femmes qui doivent s’habituer à tout gérer! Par ailleurs, on constate que depuis de nombreuses années on met en place des politiques pour inciter les jeunes filles à choisir des métiers dits masculins (ingénieurs, sciences, maths). Mais c’est aussi parce qu’il n’y a pas assez de main d’œuvre en Suisse dans ces domaines. A l’EPFL par exemple, le programme visant a inciter les femmes à faire des métiers scientifiques est énorme. En revanche il y a peu ou pas de politiques pour inciter les garçons à entrer dans les métiers du social. Parce qu’ils ne sont pas valorisés et qu’on ne voit pas l’intérêt à former des hommes dans ces domaines.

N’est-ce pas un piège pour les mouvements féministes que de soutenir des politiques qui sont dictées par des intérêts économiques plus que par une volonté d’égalité?

C’est clair que l’égalité est instrumentalisée par l’économie et la politique. Il y a toujours une part d’instrumentalisation, il faut en être conscientes. Parfois on peut soutenir des initiatives même si on est un peu instrumentalisé, parfois cela vaut la peine de réfléchir et renoncer, c’est à chacune et chacun de se déterminer. Et puis il y a plusieurs mouvements féministes, pas qu’un seul.

Finalement toutes les solutions sont envisagées autour d’une prise en charge publique des enfants et une possibilité pour les femmes d’accéder au travail à temps plein mais on questionne très peu un modèle centré autour du travail ou la possibilité pour les hommes d’adapter leur temps de travail…

Le modèle centré autour du travail est très fort, en particulier en Suisse. Il y a eu quelques tentatives comme les 35 heures, mais on revient en arrière car en parallèle la société n’a pas évolué. D’autres formes d’organisation ont pu être expérimentées mais, cela se limite souvent, à ma connaissance, à des micro- communautés soixanthuitardes, fonctionnant un peu en vase clos. Par ailleurs, la gauche, traditionnellement dans la remise en question du modèle dominant, s’est construite autour de la protection des travailleurs/salariés. La valeur de travail, pour elle aussi, est assez centrale. Finalement, qu’on le veuille ou non, c’est toujours le travail qui nous nourrit. Et puis, comme déjà mentionné, tout le système social est organisé autour de la valeur travail.

On a aussi parfois l’impression qu’il y a une forme de désintérêt de la part des hommes sur ces questions d’égalité…

Je constate aussi un désintérêt global. Parmi les plus convaincus, certains peuvent peut-être se sentir illégitimes, mais pour la plupart, je pense que c’est un peu le symptôme du dominant. Si on prend l’exemple du racisme, si on est blanc dans une société blanche, on ne se rend pas compte du racisme au quotidien parce qu’on ne le vit pas. Mais si on se trouve dans une société ou être blanc c’est être minoritaire, sans pour autant vivre le racisme, on va mieux se rendre compte de la question. Dans la société, le dominant social est l’homme, du coup il va moins souvent vivre la discrimination et cela lui sera plus difficile de se rendre compte de ce que c’est.