Le Mémorial de la Shoah à Paris présente jusqu’à l’automne une exposition dont la nouveauté des matériaux et les conséquences de leur mise en lumière sont d’une ampleur telle qu’il semble bien qu’elle doive marquer un «tournant», ou en tout cas une étape importante dans la connaissance historique du génocide des Juifs d’Europe perpétré par l’Allemagne nazie. La concomitance de cette exposition avec la commémoration de l’ouverture des camps, en particulier celui d’Auschwitz, symbolisant la Shoah, fait d’ailleurs surgir interrogations et étonnements devant les écarts entre le discours médiatique (étayé par des historiens spécialistes) et ce que cette exposition révèle, du retard du premier sur la seconde.
Jusqu’à présent, en effet, les travaux historiques sur la Shoah ne tenaient pas compte de la documentation réunie par les opérateurs soviétiques sur le sujet, bien qu’ils aient été les premiers à en constituer une (fin 1941) et les seuls pour ce qui concerne les territoires de l’Est (pays baltes, Ukraine, Biélorussie, Russie, Pologne). Or ce qui caractérise cette iconographie, c’est d’abord qu’elle est loin de se borner aux camps d’extermination auxquels on identifie le génocide. En URSS, lors de «l’opération Barberousse» (l’invasion lancée le 22 juin 1941), les tueries de Juifs commencèrent en effet avec l’occupation allemande. Dans un premier temps elles sont le fait des milices nationalistes ukrainiennes ou lituaniennes, puis des Allemands eux-mêmes (Einsatzgruppen et Wehrmacht), dès lors que leur avance est freinée par la résistance de l’Armée rouge (Kiev, encerclée, résiste et ne tombe qu’en septembre 1941). Le massacre de Babi Yar suit l’occupation de Kiev et les explosions de bombes à retardement, attentats et incendies dans la ville, qui tuent des milliers de soldats allemands. Les exécutions s’y poursuivent deux ans durant, élargissant la population des victimes aux Polonais, Tziganes, Ukrainiens et partisans de toutes nationalités. Les Juifs sont les victimes privilégiées de ces massacres d’abord parce que, dans ces territoires, ils représentent un pourcentage élevé de la population – 25% des habitants de Kiev, 28% de Poltava, 65% de Berditchev sans parler des pays baltes –, sont concentrés dans les villes, ensuite parce qu’aux yeux des Allemands, ils sont les vecteurs essentiels du système et de l’idéologie bolchéviques, dans le «choc de civilisations» entre le germanisme et le «judéo-bolchévisme». Avant 1939, environ trois millions de Juifs vivaient en URSS (nationalité reconnue après 1917 qui ne coïncide pas avec les critères «biologiques» des nazis), concentrés surtout en Biélorussie, Ukraine et Crimée. Mais en 1940, quand, à la faveur du pacte germano-soviétique, l’URSS élargit son périmètre défensif, elle englobe des centaines de milliers de Juifs polonais, roumains et baltes, sans compter des milliers de réfugiés de la partie occidentale de la Pologne. La population juive se monte alors à quelque cinq millions, dont quatre concentrés dans les territoires que la Wehrmacht investit lors de son offensive. Après le début de l’invasion, un pourcentage important est évacué (75% des Juifs de Kiev ont quitté la ville à l’arrivée des Allemands).
«La Shoah par balles»
Dès les contre-offensives de l’Armée rouge, fin 1941, jusqu’à la défaite allemande de mai 1945, les opérateurs filment les traces des exactions, massacres, destructions matérielles, la dévastation des villes et des villages dans les territoires occupés. La guerre menée à l’Est est une guerre d’anéantissement visant à créer un Lebensraum protégeant la civilisation germanique. La destruction de plus 9’000 villages en Biélorussie atteste de cette politique de la table rase tant des infrastructures que des habitants.
La conscience que prirent les Soviétiques de la persécution juive par les nazis date des années trente: plus d’un film, y compris joué (comme Professeur Mamlock), dénonce les persécutions. En 1942, une commission d’enquête sur les crimes fascistes se met en place et recueille toutes les données possibles dans le dessein de juger les responsables, même si les films d’actualités tournés durant la guerre, en raison de leur visée mobilisatrice de tout le peuple, ne spécifient pas le plus souvent le «privilège» accordé aux Juifs par les nazis et évoquent des massacres de civils sans distinction.
Ce sont quelques-uns des problèmes que soulève cette exposition, qui devrait générer une reconfiguration de la représentation commune de la «destruction des Juifs d’Europe», associée encore souvent aux seules chambres à gaz et crématoires mis en place dans des camps situés en Pologne. Déjà, ce qu’on a appelé «la Shoah par balles» (Exposition au Mémorial de la Shoah en 2007-2008) avait jeté un premier aperçu sur l’extermination à l’Est par fusillades de masse, exécutions sommaires, etc., montrant que les «usines de mort» n’avaient été ni le premier ni le seul moyen d’extermination, et que cette politique d’élimination physique «totale» des Juifs (la «solution finale») s’étendait à l’invasion à l’Est.
Victimes civiles par millions
Enfin, au vu des chiffres ahurissants des victimes civiles – toutes nationalités et appartenances culturelles et religieuses confondues – laissées par les envahisseurs sur les territoires de Biélorussie, d’Ukraine et de Russie, il semble que l’on devrait reconsidérer la question du «poids de la guerre» assumé par les différents protagonistes de ce conflit, la nature de cette guerre dans cette région (une guerre raciale – ce qui n’est pas le cas à l’Ouest), et aussi reconsidérer à cette lumière la question de la place reconnue et accordée à l’identité proprement juive de ces millions de victimes (15 millions de victimes civiles dont 3 de Juifs sur l’ensemble des 27 millions de morts soviétiques, soit 16% de la population de 1940). Il semble d’ailleurs que les termes d’«extermination» ou d’«anéantissement physique» de l’adversaire aient été prononcés par Hitler à propos de la guerre contre l’Est, la Pologne puis l’URSS (dont on exterminait les prisonniers de guerre contrairement à ceux des autres pays: 2 millions de soldats meurent de faim dès 1941 puisqu’il est explicitement décidé de ne pas les alimenter; après les Juifs ce sont les responsables politiques bolchéviques qui sont voués à l’extermination immédiate).
Le comportement des nazis en URSS n’est-il pas spécifique à cette région et dès lors la question du génocide ne s’y pose-t-elle pas autrement? C’est ce que soutient l’historien américain Arno Mayer dans son livre, La «Solution finale» dans l’histoire (La Découverte, 1990). Pour lui, c’est l’échec de l’invasion «éclair» de l’URSS, qui ne devait prendre que quelques mois (sur le modèle français), la résistance de l’Armée rouge, la guérilla proclamée par Staline et sa mise en œuvre dans les territoires occupés (harcèlements, sabotages, etc.), l’enlisement pour des raisons climatiques et logistiques, qui déterminent un changement de politique et un déchaînement de brutalités accru, de destructions matérielles, de massacres humains. Certains historiens occidentaux comme Florent Brayard le rejoignent.
L’exposition donne accès à un grand nombre de documents filmés et photographiques pour partie inédits même en URSS (les «chutes», les images non retenues au montage), elle nous renseigne sur les conditions de travail des 400 opérateurs chargés de constituer cette iconographie, les directives qu’ils recevaient, le sort qui fut réservé à ces images et ces sons (leurs usages, leur mise en forme), la réception qui leur fut faite, tout cela renouvelle la vision qu’on peut avoir du phénomène. En 2010, une exposition sur les films américains réalisés en Allemagne après la défaite nazie avait mis en évidence les protocoles techniques que les opérateurs devaient respecter dans le filmage des camps de concentration «libérés». Ces protocoles dépendaient de la destination des documents: procès des responsables après la guerre, films de propagande dans les territoires occupés pour mettre la population en face de ses responsabilités, films de propagande aux Etats-Unis afin de conforter la politique d’intervention militaire sur un théâtre qui ne concernait pas au premier chef le pays, ou destinés à créer un mouvement de solidarité avec les victimes, etc. Il en va de même dans le cas soviétique à la différence près que les opérateurs travaillent dans des circonstances toutes autres (pendant et non après) et également à d’autres fins (la guerre se poursuit). Les instructions qu’ils reçoivent vont du général (recueillir toutes les traces des crimes) au particulier (rapport au témoin, usage du gros plan et du plan général), avec des demandes parfois très précises. L’exposition nous met sous les yeux les instructions que donne Ioulia Solntseva (épouse de Dovjenko): recherche de témoignages de soldats allemands, notamment sur Babi Yar, en son direct, dans sa langue, avec un traducteur visible à ses côtés qui traduise «rapidement avec du rythme»…
La présence des experts de la commission sur les crimes germano-fascistes mise en place en 1942 joue un rôle structurant dans ces collectes, car ils ont accumulé un savoir, une capacité à comprendre ce qu’ils découvrent, qui peut être comparée aux compétences que les médecins et les infirmières acquièrent de leur côté durant les années de progression de l’Armée rouge jusqu’aux camps de concentration. Les journalistes, reporters, opérateurs doivent souvent aux membres de cette commission de savoir où aller, que regarder, etc. (ainsi l’écrivain Vassili Grossman à Treblinka). La «découverte», la «révélation» sont des mythes, elles sont forcément construites par un ensemble de connaissances que la presse, le cinéma, la radio, etc. constituent.
Cette exposition révèle donc l’antériorité de cette iconographie soviétique par rapport à l’occidentale, qui est dans l’après-coup. Et de la faible prise en compte qui en fut faite en Occident, sur le moment même comme après la guerre. D’autre part, elle est la seule à pouvoir témoigner de la situation dans les territoires occupés par les nazis à mesure que l’Armée rouge les reconquiert ou les conquiert (pays baltes, Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie), des camps d’extermination proprement dits. Il y a donc une autre topographie que celle à laquelle on a été accoutumé qui se dessine. Enfin, on voit ici que les procès soviétiques, qui commencent dès 1943 dans les territoires libérés, avaient inauguré une pratique judiciaire qui se développera après la guerre jusqu’à Nuremberg et après.
Mémorial de la Shoah, exposition Filmer la guerre: Les Soviétiques face à la Shoah (1941-1946), Jusqu’au 27 septembre 2015, 17, rue Geoffroy-l’Asnier, Paris