« Je suis » la mémoire, l’oubli et l’histoire des damnés de la terre russe

THÉÂTRE • « Je suis » est une création théâtrale russe traduite en direct et signée Tatiana Frolova. Elle évoque la perte de la mémoire. Celle de la mère d'une comédienne atteinte d'Alzheimer et la mémoire collective d'une ville semblant avoir oublié qu'elle fut créée par des prisonniers du goulag.

« Je suis » est une création théâtrale russe traduite en direct et signée Tatiana Frolova. Elle évoque la perte de la mémoire. Celle de la mère d’une comédienne atteinte d’Alzheimer et la mémoire collective d’une ville semblant avoir oublié qu’elle fut créée par des prisonniers du goulag.

La pièce est empreinte de ces réalités slaves si douées pour offrir au monde des destins tourmentés de femmes et hommes dévastés par le malheur. Un fatalisme qui accable, un théâtre de la cruauté sans rédemption. Déportation, exécutions sommaires, incarcérations, répressions. Au plateau, les arbres généalogiques sont formés devant nous par trois comédiens. Sous l’œil d’une caméra projetant l’image sur grand écran, ils posent les photos de leurs ascendants, témoignant de récits familiaux dramatiques. « Je suis » annonce une conjugaison désormais célèbre dans le monde (« Je suis Charlie ») en termes de résistance avec notamment l’évocation des Pussy Riot dénonçant la collusion de l’Église orthodoxe et de Poutine.


Dire « Je suis »

L’expression « Je suis » est aussi affirmation identitaire et de revendication d’une dignité humaine, d’un passé. Le déclencheur de la pièce ? « Notre première manifestation de protestation, quand, après les élections à la Douma, tout le monde s’est aperçu d’un nombre effroyable d’irrégularités. C’est comme si le pouvoir avait dit : « Vous n’êtes pas » et le lendemain de l’annonce des résultats officiels, des gens apolitiques avec enfants, à travers tout le pays, sont descendus dans la rue », explique T. Frolova. Lors d’une autre manifestation ultérieure, la metteure en scène écrit « Je suis » sur une feuille de papier et reste debout avec cette pancarte. « Puis je la fais passer aux gens qui étaient heureux de poser avec. Parce qu’on avait vraiment le sentiment que nous sommes. Quand nous avons commencé à travailler, nous avons voulu comprendre qui nous sommes. Nous avons commencé à explorer nos racines…. Nous avons été surpris de ne savoir absolument rien de notre passé, parce que nos parents ne nous ont rien racontés, ils ont gardé le silence. Notre spectacle est une dette envers toutes les générations qui avaient peur de parler, très peur de s’opposer au pouvoir, de dire « je suis ». »

Le spectacle est un ainsi un pertinent, visuellement et artisanalement maîtrisé devoir d’histoire, aussi ludique et dramatique en forme d’anamnèse. Il pose que la mémoire c’est aussi l’oubli entre mémoire individuelle et manipulation politique. Une Histoire passée à hauteur d’humains racontant à mots concrets leur quotidien, centrée sur le vécu, le ressenti.


Pour une histoire émotionnelle

Dans son meilleur, ce poignant requiem retrouve l’approche de Svetlana Alexievitch, l’auteure de La Supplication (les voix des témoins de la catastrophe de Tchernobyl) et de La Fin de l’homme rouge (la petite histoire d’une grande utopie communiste par ceux qui l’ont vécue). Il réinvente une forme théâtrale littéraire polyphonique singulière, qui fait résonner les voix de témoins brisées, mais qui sont souvent en résistance. C’est peut-être la seule manière d’insérer l’histoire tue, refoulée, inconnue dans le cadre familier, de deviner quelque chose face aux mensonges de la propagande et du storytelling officiel disant que Komsomolsk-sur-l’Amour aujourd’hui menacée par une pollution chimique d’envergure a été construite par les Jeunes communistes soviétiques (Komsomol) alors qu’elle le fut par des milliers de prisonniers du goulag, déportés des différentes provinces de Russie.

L’une des interrogations centrales est : « Qu’advient-il d’une société frappée par la maladie d’Alzheimer dont la mémoire collective s’efface ou est remplacée par des mythes ? » En témoigne une séquence de show rock et performatif. Des sources hospitalières tirées d’un site russe sur Alzheimer dévoilent un traitement violent des malades fait de punitions, déni de liberté, discipline et régime très durs. « Difficile de se forcer à frapper son père ou sa mère avec une cravache ou de mettre un collier électrique à son grand-père bien-aimé. Il faut malheureusement s’y faire, mais ça prend du temps… On verra peut-être dans cette approche des directives façon Goebbels… », entend-on.

Ce qu’affirme Alexievitch prend ici toute sa valeur : « L’histoire ne s’intéresse qu’aux faits, les émotions, elles restent toujours en marge. Ce n’est pas l’usage de les laisser entrer dans l’histoire. Mais je regarde le monde avec les yeux d’une littéraire et non d’une historienne. » A l’image de l’écrivaine journaliste biélorusse, Tatiana Frolova reconnait avoir été depuis toujours influencée par Dostoïevski et Tolstoï. Chez ces auteurs, elle a trouvé que la souffrance constitue le sens et l’affaire principale du peuple russe. Mais aussi que ce qui fonde l’humain c’est sa résistance à tout ce qui essaye de l’étouffer.


Un Théâtre en résistance

Fondé en 1985, Teatr KnAM vit sans subventions ni aide d’aucune sorte et se produit habituellement dans une petite salle d’à peine trente personnes. Son propos, qui tente de démasquer les mensonges déconcertants et de lutter contre l’oubli et l’entreprise de décérébration, s’impose à la fois par son intelligence et sa forme. Cette dernière est aux frontières du stand-up marqué par le travail novateur du metteur en scène russe Iouri Lioubimov disparu en octobre dernier, et dont l’invention visuelle, la mise en jeu du comédien chanteur et danseur dans des atmosphères de cabaret antitotalitaire sont des plus toniques et exubérantes qui soient. « Il est mon mentor même s’il n’a jamais été au fait de cet héritage, lui qui doit tant à Brecht et Meyerhold », souligne Frolova

En superposant les portraits de Staline et Poutine allant jusqu’à les confondre en projection, Je suis reprend notamment la thèse développée par l’écrivain et ancien diplomate russe d’origine ukrainienne, Vladimir Fédorovski (Le Fantôme de Staline). « Celui qui ne regrette pars l’URSS n’a pas de cœur. Celui qui la regrette n’a pas d’intelligence », affirme Poutine qui a favorisé la condamnation de Lénine au profit d’une réhabilitation de Staline, Tsar Rouge se voyant en héritier d’Ivan le Terrible.


Fragments

Je suis fusionne deux histoires, une grande, celle de la construction de la ville, celle du mensonge d’État et de l’oubli programmé. Et la petite, faite de la relation quotidienne avec une mère dont Alzheimer s’approprie progressivement le cerveau et qui ne vous reconnaît plus. Aux yeux de Frolova, cette question est à la fois intime et politique. La seule réponse est dans le courage et le refus de l’oubli, la quête opiniâtre de la vérité. Sur scène, un homme (impressionnant Vladimir Dmitriev) parle en russe relayé en français par la comédienne Elena Zhilova. Ses grands-parents sont de « modestes paysans biélorusses. Ils vivaient loin de tout dans un petit village ». Le grand-père est mort au début de La Grande Guerre Patriotique fusillé par le NKVD.

« Pour qu’aujourd’hui se tourne vers demain, hier est nécessaire », avance le poète russe Joseph Brodsky. Au cœur de Je suis, il y a les réflexions tirées du Livre de l’oubli signé du poète français Bernard Noël. Il débute ainsi : « La mémoire met le passé au présent et le présent au passé. Elle trouve ainsi son équilibre, et cette balance est peut-être le mouvement premier du sens » L’oubli ne serait donc pas une perte mais une mémoire seconde. Écrire, conter et témoigner au théâtre reviendrait à féconder de l’oubli. Le spectacle procède par strates et sources fragmentaires, quitte à désorienter parfois le regardeur par ses niveaux de lecture multiples.

A l’avant-scène, sur un écran TV un enfant russe, égrène laborieusement, comme dans un apprentissage en classe des articles du Dictionnaire de la Commune, de Bernard Noël. A comme action, B comme biographie ou V comme violence. L’auteur a réalisé cet ouvrage en partant des journaux de 1871 relatant faits et vie des acteurs de l’époque. Un texte sans hiérarchie, dénué de chronologie et pluriel comme Je suis. A la croisée de l’histoire des mentalités de celle des idées politiques, des biopics généalogiques et récits de vies, la pièce s’achève par le doloriste Wipe Out, titre ambiant, planant à la rythmique tribale du groupe londonien de rock progressif électro trip hop Archive. « Noyé, délavé, vous avez pleuré en face de moi », exprime la chanson. Tout est dit. Noir.

« Je suis« . Théâtre Beau-Site, La Chaux-de-Fonds, 22 et 23 janvier 2015 à 20h15. Rens. : www.tpr.ch