Le mouvement social dans la ligne de mire

Mexique • «Les crimes commis contre les 43 étudiants disparus font partie d'un schéma systématique de criminalisation et de répression que vit notre école depuis des décennies», dénoncent les étudiants de l'Ecole normale rurale de Raul Isidro Burgos. «C'est le début de la répression contre le mouvement social», estime le représentant d'une ONG mexicaine. Eclairage.

Le 7 novembre dernier, plusieurs semaines après l’attaque de policiers municipaux et d’hommes armés qui a débouché sur la disparition de 43 étudiants de l’école normale Raul Isidro Burgos d’Ayotsinapa à Iguala, dans l’Etat du Guerrero, le ministre mexicain de la Justice, Murillo Karam, annonçait publiquement que les disparus auraient été assassinés, brûlés et leurs corps jetés dans une rivière. Trois membres du cartel de la drogue «Guerreros unidos» auraient en effet avoué les faits, selon le ministre.

Une annonce qui a donné lieu à de violentes manifestations à Mexico et dans d’autres parties du pays. «Le témoignage de trois personnes est insuffisant, tant qu’il n’y a pas de preuves, nous considérons que nos fils sont vivants», affirmaient les parents des disparus lors d’une conférence de presse tenue peu après, depuis l’école Raul Isidro Burgos. «Il y a d’autres personnes impliquées, qui doivent répondre du sort de ces 43 jeunes», ajoutait un étudiant. Parents et étudiants demandent au chef de l’Etat de remplir ses engagements pris à la fin octobre, soit ordonner la poursuite de l’enquête, faciliter l’accès d’investigateurs étrangers pour faire toute la lumière sur les événements et donner son accord à ce que des experts de la Commission interaméricaine des droits de l’homme viennent donner leur appui technique aux autorités mexicaines. «Les recherches doivent se poursuivre jusqu’à ce que des preuves irréfutables soient trouvées!», s’exclament-ils.

«La question de la complicité du gouvernement est éludée»

«La déclaration du ministre de la Justice Jesus Murillo Karam élude la question de la complicité du gouvernement dans cette tragédie», dénonçait quant à elle l’ONG Amnesty International dans un communiqué du 8 novembre. «Les autorités n’ont pas cherché à remettre en cause la collusion persistante entre l’Etat et le crime organisé, qui est à la base de ces graves violations des droits humains… Le ministre de la Justice n’a pas reconnu qu’il s’agissait d’un crime d’Etat et non d’un incident isolé. Il n’a pas évoqué non plus la négligence et la complicité de l’Etat dans les enquêtes sur la série d’accusations pesant sur le maire d’Iguala, ni le fait que les policiers fédéraux et locaux impliqués dans le meurtre et la torture d’autres étudiants d’Acotzinapa en 2011 n’aient jamais eu à rendre de comptes.» Trois personnes, dont deux étudiants, avaient alors été tuées, 24 personnes arrêtées et d’autres victimes de traitements cruels et inhumains. Des faits documentés par la commission nationale des droits humains, mais demeurés impunis. En 2013, le maire avait en outre été accusé d’implication directe dans une attaque contre huit militants qui avait fait trois morts, sans qu’aucune enquête ne soit ouverte.
Selon les chiffres du bureau du Procureur général de la république, plus de 22’000 personnes seraient portées disparues à ce jour dans le pays, qui compte par un taux d’impunité particulièrement élevé. Les événements d’Iguala ne sont donc pas isolés.

Des Ecoles normales systématiquement criminalisées pour leur programme d’éducation populaire visant à lutter contre l’exclusion
Pour les étudiants d’Ayotsinapa, le gouvernement tenterait de présenter les événements d’Iguala comme le résultat d’une lutte entre cartels de la drogue pour le contrôle du lieu, situé sur une importante route de narcotrafic. Une version des faits qu’ils rejettent formellement: «Les crimes commis contre les 43 étudiants font partie d’un schéma systématique de criminalisation et de répression que vit notre école normale depuis des décennies. Avec le renforcement du modèle économique capitaliste, les agressions ont augmenté de façon exponentielle», dénoncent-ils dans un communiqué du 24 octobre. Fondées en 1922 par le président progressiste Lazaro Cardenas, les Ecoles normales rurales avaient pour but de favoriser l’alphabétisation, l’éducation et la formation des paysans pauvres du Mexique. «Pour le nouveau gouvernement, qui résultait d’une révolution populaire, la justice sociale figurait comme référence obligée. Ce principe était particulièrement évident dans le système éducatif, qui a adoptait une analyse de la lutte des classes, proposait d’intégrer les secteurs de la population historiquement exclus, et liait étroitement le système éducatif au développement communautaire. L’orientation socialiste de l’éducation mexicaine dans les années 30 a eu un impact spécifique dans les campagnes», explique l’historienne Tanalis Padilla, auteure d’une étude sur le sujet.

Une longue tradition de lutte en porte-à-faux avec la politique éducative mexicaine
Conçues au départ comme des «centres de développement rural», les Ecoles normales rurales «ont une longue tradition de lutte», qui persiste jusqu’à ce jour, selon l’universitaire. Dans les années 50, elles ont cependant progressivement été abandonnées. «L’agression officielle de ces institutions éducatives n’est pas nouvelle. Depuis la présidence de Manuel Avila Camacho (dans les années 40), elles n’ont survécu que grâce aux mobilisations de leurs étudiants. Cela fait des décennies que le gouvernement attaque les écoles normales rurales, qu’il tue les idéaux et principes de celles et ceux qui y étudient», affirme encore l’historienne. «La répression contre les écoles normales a toujours existé, il s’agit d’un projet anachronique du point de vue du néolibéralisme, car il défend une éducation publique, en opposition avec la politique éducative mexicaine qui tend à privatiser toute l’éducation», explique pour sa part à Gauchebdo Francisco Cerezo, de l’ONG mexicaine Comite Cerezo Mexico, qui a étroitement suivi le cas des 43 étudiants disparus. «Chaque année, les étudiants de ces écoles se mobilisent pour obtenir des places de travail pour leurs diplômés, et chaque année, dans différents Etats, ils sont victimes de répressions plus ou moins fortes. Cette fois, c’est Ayotzinapa qui a été touché, d’une façon jamais vue auparavant, car ce type de massacre n’avait jamais été réalisé contre une partie du mouvement social. Ce n’est cependant pas la première fois qu’un massacre est commis contre la population en général», précise-t-il.

Le Guerrero abrite un mouvement social fort

Il ne reste aujourd’hui que 17 écoles normales rurales dans tout le pays (sur les 46 créées durant le gouvernement de Cardenas) et elles sont souvent perçues comme des foyers de contestation, stigmatisées comme des «nids communistes» ou encore «pépinières de guérilla», ceci en particulier dans l’Etat du Guerrero. «Il s’agit d’un Etat où le mouvement social a toujours existé. En raison de la pauvreté et de la marginalisation, des guérillas de gauche se sont également développées. L’Etat a toujours instrumentalisé cela pour pratiquer une stratégie de contre-insurrection qui mélange militarisation, paramilitarisation (maintenant déguisée en narcotrafic) et narcotrafic de connivence avec l’Etat, ce qui a généré le climat de répression généralisée propice au massacre d’Iguala et à la disparition forcée de 43 étudiants», ajoute-t-il.

«Notre crime a été de hausser la voix contre les injustices»

«Nous rejetons tout lien que les sphères du pouvoir tentent de faire entre notre historique et emblématique école normale et des groupes criminels. Le peuple du Guerrero est témoin que cette école a formé des professeurs ruraux engagés dans l’éducation des classes pauvres. Elle a forgé à travers tout l’Etat la conscience critique qui questionne les puissants et leur politique économique qui chaque jour exclut la majorité et enrichit quelques-uns», poursuit d’ailleurs le communiqué des étudiants de l’école Raul Isidro Burgos. «Notre crime a été de hausser la voix contre les injustices, la pauvreté, la marginalisation et le manque de libertés du peuple. Pour cela, l’Etat nous déprécie, nous insulte, nous poursuit et nous tue, alors qu’il recouvre le crime organisé de l’uniforme fourni par les pouvoirs publics et se concerte avec lui pour nous tuer, dans une tentative de faire taire les voix de liberté et de justice qui surgissent d’Ayotzinapa», dénoncent-ils encore.
Les 26 et 27 septembre, les étudiants étaient à Iguala pour effectuer une collecte dans le but de financer les activités de leur école ainsi que les transports vers la ville de Mexico pour commémorer le massacre de Tlatelolco de 1968, qui avait vu la force publique ouvrir le feu sur… une centaine d’étudiants.

Le début des opérations massives contre le mouvement social
«Les déclarations du ministre de la Justice représentent une tentative de responsabiliser seulement quelques personnes et fermer le cas. Les Guerreros Unidos sont cependant un groupe paramilitaire. Nous considérons donc qu’il s’agit d’un crime d’Etat, qui fait partie d’une stratégie de terrorisme d’Etat, et non d’un fait isolé ou l’œuvre de narcotrafiquants. Les trois niveaux du gouvernement ont une responsabilité: municipal, régional et fédéral», affirme Francisco Cerezo, pour qui les événements d’Iguala représentent «le début des opérations répressives massives contre le mouvement social».

«Cette annonce tente de faire apparaître le gouvernement mexicain comme une victime du crime organisé, alors qu’il est en vérité une partie fondamentale des structures de ce crime», assure quant à lui Raymundo Diaz, du Collectif contre la torture et l’impunité, une autre ONG mexicaine qui a suivi le cas de près. «L’impression que nous avons est qu’il s’agit d’une manœuvre politique pour que le président puisse partir en voyage en Asie avec le cas résolu», poursuit-il. Et de rappeler que le pouvoir tend à présenter les événements comme «un incident mineur», qui a été élucidé par «un gouvernement démocratique qui remplit ses engagements économiques, est digne de confiance et sûr pour les investissements étrangers».

Deux jours après l’annonce de son ministre de la justice, le président mexicain, Enrique Pena Nieto, qui avait déjà attendu une dizaine de jours avant de réagir aux événements d’Iguala, sous la pression de l’opinion publique, quittait en effet le pays pour un séjour en Australie et en Chine, au sommet du forum économique AsiePacifique et au G20. La population, elle n’est cependant pas dupe et en particulier les étudiants, qui continuent à manifester par centaines dans les rues de Mexico et du pays.