Un travail de recherche historique remarquable se penche sur
l’accueil en Suisse de résistantes françaises rescapées de l’horreur.
Le titre de l’ouvrage et la photo de couverture
pouvaient faire croire à un sympathique
recueil de souvenirs anecdotiques exaltant
l’esprit charitable de la Suisse dans l’immédiat
après-guerre. Or il n’en est rien. Nous voilà face à
un travail de recherche considérable, qui véritablement
comble une lacune historiographique. Il faut
en féliciter les auteurs, Eric Monnier et Brigitte
Exchaquet-Monnier. Tout au plus leur ferons-nous
l’amicale critique d’avoir, dans leur louable souci
d’exhaustivité, quelque peu omis d’établir une hiérarchisation
dans le flot d’informations, très souvent
inédites, qu’ils apportent. Mais foin de
reproches minimes ! Comme le dit à juste titre
l’historien Marc Perrenoud dans sa préface, le
couple a écrit un « livre essentiel ». Celui-ci relate
l’accueil en Suisse, pour des séjours de convalescence
plus ou moins longs, de femmes résistantes
françaises, ainsi que d’un certain nombre de Juives,
les unes et les autres rescapées de Ravensbrück ou
Bergen-Belsen. Certes, notre pays avait à se
dédouaner, auprès des Alliés vainqueurs, de ses
compromissions avec le Reich, en adoptant la stature
du Bon Samaritain : « Nous étions la bonne
conscience de la Suisse », comme le dira la résistante
Yvonne Curvale.
Retrouver la joie de vivre
Tout part d’une initiative de l’Association des
déportées et internées de la Résistance (ADIR), à la
tête de laquelle on trouve une femme tout à fait
remarquable, elle-même résistante déportée, Geneviève
de Gaulle Anthonioz (1920-2002), nièce du
général. Il faut signaler qu’on la retrouvera plus
tard, aux côtés d’autres anciennes victimes de la
sauvagerie nazie, dans la dénonciation de la torture
en Algérie et dans le mouvement de soutien à Djamila
Bouhired. Cette initiative d’accueillir des
déportées en Suisse est relayée sur place par un
certain nombre de bonnes volontés privées, avec le
soutien du Don suisse, une institution patronée par
le Conseil fédéral qui avait aussi pour but, il faut le
dire, de faire oublier l’attitude ambiguë de la
Confédération pendant la guerre. Une première
partie du livre est consacrée, avec force détails, aux
neuf maisons d’accueil où ces déportées vont
recouvrer la santé physique et, sinon la joie de
vivre, du moins le goût à la vie. A côté d’inconnues,
on y retrouve de grandes résistantes, telle
Thérèse Rigaud, agent de liaison du colonel Gilles,
alias Joseph Epstein, communiste et l’un des
visages rassemblés sur la fameuse Affiche rouge. A
l’horreur de l’univers concentrationnaire s’oppose
une nature idyllique et la vision quasi paradisiaque
d’une Suisse qui n’a pas connu l’enfer et où l’on
trouve chocolat, crème fraîche et cigarettes… Des
pages émouvantes sont consacrées au souci des
anciennes déportées de se faire belles, de mettre du
rouge à lèvres (ce qui choque parfois les populations
locales) : il s’agit de revenir à l’humanité après
avoir été des Stück dans les camps. Himmler
n’avait-il pas dit : « Elles vivront dans la boue, elles
deviendront de la boue » ? Ces convalescentes reçoivent
la visite de personnalités françaises, comme
Michèle Morgan en train de tourner en Suisse La
Symphonie pastorale d’après André Gide, l’historien
Henri Guillemin, l’écrivain François Mauriac, le
chansonnier Gilles. Elles nouent aussi des contacts
avec des Suisses, et surtout ceux qui se sont engagés
contre le fascisme. Notamment un couple de
popistes vaudois, l’instituteur Joseph Ziegenhagen
et sa femme Lola. Parmi celles qu’ils accueillent,
une résistante qui laissera derrière elle une grande
oeuvre littéraire, Charlotte Delbo, auteur de Aucun
de nous ne reviendra, l’un des livres majeurs sur la
déportation. Des journalistes, surtout féminines
(Alice Rivaz, Colette Muret, Simone Hauert), rapportent
aussi les souvenirs de ces déportées dans la
presse suisse. Au cours des pages, on croise des
noms célèbres, comme celui de l’ethnologue et
future grande opposante à la guerre d’Algérie Germaine
Tillion, et celui de Margarete Buber-Neumann,
communiste allemande que le NKVD a
remise à la Gestapo. On suit la vie quotidienne de
ces femmes, connues ou anonymes, dans les différentes
maisons réparties dans toute la Suisse
romande, avec leurs joies, leurs danses, leurs rires,
leurs flirts avec des Suisses qui se concluront par
un certain nombre de mariages, mais aussi leurs
nuits hantées par des souvenirs atroces et la vision
de leurs trop nombreuses camarades qui ont péri
dans les camps.
Des témoignages pour ne pas oublier
Au prix d’un long travail de recherche, les auteurs
ont réussi à établir la liste de ces rescapées
accueillies en Suisse. Ils ont rencontré douze
femmes (dans deux cas leur fille) et ont recueilli
leurs témoignages. Ceux-ci sont souvent bouleversants.
C’est le récit de l’arrestation, fréquemment
imputable à un traître ou à un collabo, suivi de
coups, parfois de tortures. Après l’interminable
voyage dans des wagons à bestiaux, un épisode
revient comme un leitmotiv, l’arrivée au camp : « Les
aboiements des chiens surexcités, crocs brillants
sous l’aveuglante lumière des projecteurs, les hurlements
des SS et des Aufseherinnen (surveillantes
en uniforme), cravaches brandies, la bousculade,
l’effroi, l’attente, puis la terrible et humiliante mise
à nu de ces femmes de tous âges ». Il y avait là une
véritable théâtralisation de l’horreur. Puis c’est la
réalité des camps, bien connue par de nombreux
récits : les baraquements surpeuplés, les latrines
innommables, les appels interminables dans le
froid, le sadisme des gardiens, le typhus, la « sélection
», les chambres à gaz. Parmi ces femmes, il y a
des catholiques pratiquantes, des Juives, des communistes,
de grandes bourgeoises et de petites
mains. Après ces mois passés ensemble en Suisse,
leurs vies les sépareront. Mais elles garderont entre
elles des liens indéfectibles, cette solidarité qui
était née déjà dans les camps et qui se perpétuera
lors de leur séjour en Suisse, puis dans les réunions
annuelles organisées par l’ADIR. Elles pourront
évoquer des souvenirs cauchemardesques qui ne
les quitteront qu’à leur mort, ces choses indicibles
que les non déporté-e-s ne pouvaient pas comprendre.
Plusieurs d’entre elles ressentiront le
devoir de témoigner dans les écoles, dans la presse,
à la télévision, pour que l’on n’oublie pas. Comme
Noëlla Rouget-Peaudeau qui, le 20 août 1986 dans
la Gazette de Lausanne, écrira sa fameuse lettre à la
révisionniste vaudoise Mariette Paschoud, des
lignes qui se terminaient par cette phrase : « J’ai le
pénible sentiment que par vos négations, mes
infortunées camarades sont assassinées une
seconde fois. »
Il faut lire ce beau livre nécessaire, et remercier
ses auteurs de l’avoir écrit.
Eric Monnier et Brigitte Exchaquet-Monnier, Retour à la
vie. L’accueil en Suisse romande d’anciennes déportées françaises
de la Résistance (1945-1947), éd. Alphil 2013, 411 p.,
37 frs.