Dans son dernier roman, Janine Massard évoque les pêcheurs suisses et français qui firent traverser le lac Léman aux persécutés.
L’oeuvre littéraire de Janine Massard
se décline sur plusieurs axes.
Il y a le registre social, qui est au
centre de Terre noire d’usine. Celui-ci se
retrouve aussi dans le livre qui a fait la
notoriété de l’écrivaine, La Petite Monnaie
des jours, qui évoque son enfance
et son adolescence à Rolle, sur les rives
d’un lac Léman auquel elle est particulièrement
attachée. D’autres écrits font
appel à un vécu plus intime et plus douloureux,
tel l’émouvant Comme si je
n’avais pas traversé l’été. Enfin son oeuvre
est habitée – comme celle de la regrettée
Yvette Z’Graggen – par une interrogation
sur la Seconde Guerre mondiale et
sur la position de la Suisse et des Suisses
pendant ce conflit : ainsi Le Jardin face à
la France et L’Héritage allemand. Une
époque que l’auteure a vécue enfant.
On retrouve dans son dernier opus,
Gens du Lac, ces différents thèmes. C’est
d’abord un tableau social, à travers l’histoire
d’une famille sur plusieurs générations.
L’un des personnages qui la compose
a travaillé dans sa jeunesse à la
fabrique Colgate, « comme ces hommes
et ces femmes qui enfilaient de la pâte
dentifrice dans des tubes avec des gestes
précis, répétitifs jusqu’à l’usure et, au
bout de tout cela, un salaire qui rimait
avec misère, ce gain qui, fait nouveau,
symbolisait la dépendance à la chaîne
humaine. » Le féminisme de l’auteure est
aussi perceptible dans le portrait de Florence,
qui prend conscience tardivement
de l’exploitation dont elle a été la
victime. On peut cependant regretter
certaines longueurs dans l’évocation des
démêlés de celle-ci avec sa belle-mère
Berthe, une véritable marâtre, une harpie
haineuse : elles émoussent un peu
l’intérêt du lecteur. Sur le plan stylistique,
observons chez Janine Massard
un plaisir à jouer avec les mots, qui fait
son originalité, comme celle de Gaston
Cherpillod à qui on l’a parfois comparée.
Le lac, ses couleurs, ses ondulations,
les dangers qu’il recèle pour les petits
pêcheurs sont très présents dans le livre.
L’auteure évoque par exemple « la
lumière de la bise, plus dure, traînant
avec elle des ombres froides, des
embruns dansant à la surface, générant
une brillance guerrière presque. » Car les
pêcheurs sont au centre de ce récit, à
travers les personnages d’Ami Gay père
et fils. Mais ce sont des « taiseux ». Et l’auteure
– qui se dévoile vers le milieu du
livre –, révèle que ces deux hommes,
dont l’un fut son oncle, se sont engagés
dans le soutien aux persécutés et à la
Résistance. Janine Massard met donc en
lumière un pan d’histoire peu connu.
Alors qu’on sait beaucoup de choses sur
les passeurs qui firent traverser les forêts
du Jura à des Juifs ou des personnes
recherchées par la Gestapo, le rôle des
« gens du lac », qui avaient établi des liens
fraternels entre les rives française et
suisse du Léman, est encore dans les
limbes de l’Histoire. Il y eut sans doute
aussi, hélas, des crapules et des collabos
qui, après avoir exigé l’argent des réfugiés,
les abandonnèrent au milieu du
lac. L’auteure évoque aussi les bouleversements
politiques de l’immédiat aprèsguerre
dans le canton de Vaud, avec les
succès électoraux des popistes et des
socialistes. Le « roman », qui n’en est pas
tout à fait un, se situe donc à la
confluence de l’histoire familiale et de la
grande Histoire.
Janine Massard, Gens du Lac, Bernard Campiche
éd. 2013, 191 p., 32 frs.