Un ouvrage retrace l’engagement religieux et antiraciste des Compagnons du Jourdain.
Une aventure qui a duré six décennies
va prochainement s’achever :
celle d’un choeur qui a connu une
grande popularité, les Compagnons du
Jourdain. Tout commence au lendemain
de la guerre, à Saint-Germain-en-
Laye près de Paris, où Olivier Nusslé
suit les cours de l’Ecole préparatoire de
théologie protestante. Cet homme,
habité par une foi très profonde et d’une
sensibilité religieuse proche de celle des
mouvements évangéliques, a contribué
à créer, puis a animé une formation
musicale qui a vu passer 110 chanteurs,
et cela jusqu’à aujourd’hui. Dès 1951,
elle adopte le nom de Compagnons du
Jourdain. Il s’agit pour ces chrétiens
engagés de « rendre témoignage de
l’Evangile », et cela par le moyen des
negro spirituals. Dès le début, une question
éthique s’est posée à eux : des Blancs
avaient-ils le droit d’entonner les chants
des esclaves noirs, nés « dans l’arrachement
d’avec la terre des ancêtres et des
liens familiaux, sous les coups de fouet
du contremaître, dans l’humiliation
d’être tenus pour des sous-hommes (ou
des non-hommes), des outils, des
choses » ? Le groupe va se développer et
acquérir une belle notoriété. Il se produira
dans des églises, des pénitenciers,
à la radio, dans des théâtres et des
stades, etc.
Un livre richement illustré vient de
paraître, à la veille de la dissolution des
Compagnons du Jourdain. Il est surtout
constitué de témoignages, dont principalement
celui d’Olivier Nusslé qui a été
l’âme du groupe. Sans doute cet ouvrage
présente-t-il des défauts, dus à sa
conception même. La multiplicité des
témoignages engendre quelques redites.
Le ton, qui est celui d’un christianisme
très fervent, frisant parfois le « patois de
Canaan », pourra gêner le lecteur qui
n’est point habité par la Grâce. Mais ce
livre a aussi ses qualités. Il traite notamment
d’une série d’aspects techniques,
qui intéresseront au premier chef les
musiciens et choristes : arrangements,
transcriptions, harmonisations. Par la
liste complète des productions et des
noms des Compagnons, il constitue un
véritable document d’archives musicales.
Il fait une place aux autres groupes
similaires, tels les Morning Fellows ou
les Evening Sisters.
La lutte contre la ségrégation raciale
aux Etats-Unis
Mais surtout, ce livre présente un autre
intérêt que nous voudrions mettre en
évidence. En effet, les Compagnons du
Jourdain ont été porteurs d’un message
évangélique certes, mais aussi, indirectement,
d’un message politico-social. Il
n’est pas indifférent que, pour témoigner
de leur foi, ils aient choisi dès leurs
débuts les mélodies, les rythmes et les
paroles d’une communauté noire qui
luttait alors contre la ségrégation raciale.
C’était l’époque du grand chanteur
engagé Paul Robeson. Celle aussi où la
Suisse romande découvrait le jazz. Il
faut rappeler, à ce propos, le rôle qu’ont
joué les remarquables chroniques musicales
de Michel Denoréaz (Médaz) dans
la Voix Ouvrière. Dans les années 1950,
chanter des gospels et des negro spirituals,
c’était contribuer à faire connaître
le problème racial qui entachait les
Etats-Unis. Le 5 avril 1968, les Compagnons
donnèrent d’ailleurs un concert,
au temple de Pully, en hommage à Martin
Luther King, assassiné la veille à
Memphis (Tennessee). Il n’est donc pas
exagéré de dire que ce choeur témoignait
d’une sensibilité antiraciste et « de
gauche », au sens large du terme. Ce n’est
pas un hasard si des hommes comme le
très actif syndicaliste Alain Franck ou
feu notre camarade Jean-Claude Ménétrey
en ont fait partie. Quant aux programmes
du groupe, ils furent souvent
illustrés par des dessins de Géa Augsbourg,
un artiste proche du POP et très
sensibilisé au problème racial. Les Compagnons
multiplièrent les contacts fraternels,
tant en Suisse qu’aux USA, avec
des chanteurs et des groupes noirs américains.
Ces contacts les enrichirent
musicalement et humainement. Remarquons
aussi que les Compagnons participèrent
aux Festivals mondiaux de la
Jeunesse et des Etudiants pour la Paix, à
Bucarest (1953) et à Varsovie (1955). En
ces temps d’anticommunisme virulent
et d’esprit maccarthyste en Suisse, c’était
un acte courageux. Il faut souligner
enfin le rôle des Compagnons du Jourdain
dans le renouvellement de la
musique d’église. Les temples protestants
s’étaient trop longtemps cantonnés
aux psaumes et cantiques datant de la
Réformation, qui ne correspondaient
plus toujours aux attentes et à la sensibilité
de la jeunesse. L’introduction de
refrains dits « rythmés », à l’image de
ceux que l’on pouvait entendre dans les
églises baptistes de Harlem, ne se fit pas
sans difficulté. Certains pasteurs et
fidèles refusaient cette « musique de
nègres » ! Mais les Eglises protestantes de
langue française ont fini par accueillir
prudemment une quinzaine de negro
spirituals dans leur recueil de cantiques.
Le livre qui vient de paraître rend
donc un juste hommage à ce groupe
d’hommes engagés dans leur foi, qui
marquèrent profondément la vie musicale
de la Suisse romande et qui contribuèrent
à lui faire prendre conscience
du scandale de la ségrégation raciale aux
Etats-Unis.
Olivier Nusslé, Les Compagnons du Jourdain.
Passion Gospel, éd. Cabédita 2013, 159 p.,
39 frs.