Avec « La claire fontaine », l’écrivain Daniel Bosc nous fait pénétrer dans la vie et l’univers artistique du grand peintre réaliste.
Voici un bon et beau livre, qui présente
des qualités d’écriture évidentes. On le
dit susceptible de recevoir le Goncourt.
Peu nous en chaut, à vrai dire. En dehors de
ses mérites esthétiques, c’est le thème choisi
qui nous intéressera tout particulièrement.
On sait que Gustave Courbet a payé cher
sa participation enthousiaste, accompagnée
d’une véritable joie révolutionnaire, à la Commune
de Paris. Injustement accusé d’avoir fait
abattre la colonne Vendôme, condamné à une
très lourde amende, poursuivi par la vindicte
des bourgeois, il dut s’exiler et vécut les dernières
années de sa vie (1873-1877) dans nos
contrées, à La Tour-de-Peilz.
Douze litres de chasselas par jour !
On a trop dit que ces années furent celles de
la déchéance physique, le peintre se noyant
dans des flots de chasselas (jusqu’à douze
litres par jour !), et du déclin artistique. C’est
sans doute vrai pour l’ultime période de sa
vie. Mais Daniel Bosc nous montre surtout un
homme habité par une formidable force
vitale, un jouisseur et aussi un être profondément
sociable : ne participe-t-il pas au choeur
de Vevey et à de nombreuses manifestations
auxquelles il est convié par les notables républicains
helvétiques ? Le lecteur romand sera
sans doute séduit aussi par les évocations du
Léman, de Vallorbe où le proscrit rencontre
son père à deux pas de la frontière, et bien sûr
de la Riviera vaudoise.
Plus encore que par ses aspects biographiques
qui rendent le personnage attachant
(malgré ses outrances, son narcissisme et ses
vantardises), le livre pénètre avec une acuité
remarquable dans l’oeuvre de Courbet. Cela
au travers d’une série de flash-back qui nous
replongent dans ses années de jeunesse à
Ornans, ses séjours au bord de la mer à Palavas,
ou à Paris sous le Second Empire puis la
Commune de 1871.
Le premier à peindre la jouissance
de la femme
L’aspect mercantile de l’oeuvre de Courbet
n’est pas occulté. Homme d’affaires avisé, il a
su dans les années 1860 être le promoteur de
sa propre production et gagner beaucoup
d’argent. A La Tour-de-Peilz, il va peindre à la
chaîne – avec la collaboration d’aides qui en
préparent les fonds – des dizaines de toiles
consacrées aux paysages lémaniques et au
château de Chillon. Tous ne sont pas de la
meilleure veine. Mais, dans des lignes très
perspicaces, Daniel Bosc a su remarquablement
saisir « l’âme » (terme sans doute
impropre à propos du chantre du réalisme !)
de ses oeuvres majeures. Courbet a méprisé et
rejeté l’orientalisme de convention et l’exotisme
antique (Sardanapale, harems, esclaves
lascives, gladiateurs et péplum…) à la mode
sous le Second Empire, dont le représentant
emblématique était le peintre Gérôme : Courbet
ira jusqu’à donner le nom de ce dernier à
son âne ! Lui est un peintre terrien, attaché à
la nature, à la glèbe, aux falaises de calcaire
du Jura, à la forêt vierge et brutale, celle où
l’on traque le cerf, le lièvre et le renard : « La
peinture animalière, celle du gibier de chasse,
Courbet ne l’avait jamais produite que d’après
des cadavres. Des cadavres vidés qu’il lui fallait
soulever, tordre, contraindre, maintenir
par des cordes et du fil de fer, asseoir à cheval
sur un tréteau de bois – et c’est ainsi qu’il
émane de ces toiles une odeur de carnage,
qu’il s’en échappe des cris pitoyables ». Sans
jamais tomber dans la peinture régionaliste,
Courbet a su rendre magnifiquement les paysages
de la Loue et surtout sa source, béance
vitale que l’on peut rapprocher de sa fameuse
Origine du Monde où une vulve féminine
entourée de sa pilosité moussue s’offre impudiquement
à notre regard. Peintre de la
nudité féminine, mais non d’une nudité aseptisée
à la Ingres, « le premier, peut-être, Courbet
a peint la jouissance de la femme ». Il a su
aussi représenter le peuple, les paysans, non
ceux de Millet, en prière et leur « soumission
à tous les devoirs », mais les travailleurs de
son temps courbés sous un labeur dur et
monotone (Les Casseurs de pierre, Les Cribleuses
de blé). En cela, il fut révolutionnaire,
mettant en adéquation ses idées et son art.
D’où la haine que lui portera, après la répression
sanglante de la Commune, la bourgeoisie
versaillaise apeurée puis triomphante. David
Bosc a écrit de belles pages aussi sur le rapport
de Courbet à la mer comme force primitive
et expression du Grand Tout. Les vagues
notamment l’ont fasciné. Enfin le livre opère
quelques rapprochements avec un contemporain,
Arthur Rimbaud, autre figure d’homme
libre.
David Bosc, La claire fontaine, éd. Verdier 2013, 128
p., 14 euros.