Les Rencontres d’Arles en noir et blanc

PHOTOGRAPHIE • Pour leur 44e  édition, les Rencontres d’Arles désirent marquer un retour aux origines de la photographie. Plus decinquante expositions sont regroupées cette année sous le générique «Arles in Black». Cette édition est consacrée en grande partie à la photo en noir et blanc, mais ne se veut pas passéiste, tant elle développe une certaine distance critique avec son objet.

Eternel retour

Loin d’être une pratique surannée, le noir et blanc ne serait-il pas de l’ordre du mythe de l’éternel retour dépeint par le philosophe Mircea Eliade, une image issue notamment d’un «négatif» offrant des opacités et des transparences inverses des lumières et des ombres du sujet ? Faire le choix du noir et blanc, c’est se concentrer sur l’image en ses composantes essentielles : le cadrage, la répartition des masses claires et sombres, l’impact, le fait de faire barrage à la prolifération d’informations pouvant accompagner les instantanés en couleur.

Le noir et blanc permet de garder un ancrage dans le passé, tout en insufflant une dimension atemporelle à une image contemporaine. Le noir et blanc met en question la force de conviction de l’effet de réel de la photographie dans ce «jeu de vérité productif». Ainsi le dramaturge allemand Heiner Müller définit-il le théâtre.

On ne compte plus les critiques adressées notamment au photoreportage de métamorphoser le monde en théâtre. Avec sa capacité plastique, sa possible dramatisation des sujets saisis, la photographie noir et blanc nous remémore à quel extrême la transposition au quotidien d’un monde est une scène démultipliée par la libéralisation des échanges, la circulation des représentations.

Information à l’ère du soupçon

Malgré l’apparent bien-fondé éthique et déontologique d’informer sur des violences et réalités guerrières, le fait de propager et reproduire des images iconiques de l’atrocité de conflits guerriers, épurations ethniques ou génocides participe d’un phénomène de banalisation de crimes de guerres et du «Mal».

Interrogeant les médias et l’usage qu’ils font de l’événement, le Chilien Alfredo Jaar met en situation une posture critique envers cette circulation des images guerrières au détour de son installation The Rwanda Project (1998). Cette installation ne montre aucun cadavre de victime, mais un entassement de diapositives de presse, censé
traduire « l’hyperconsumérisme » d’un certain journalisme pour ces instantanés d’une forme de mort propagande.

L’essayiste américaine Susan Sontag a dit l’essentiel sur le pouvoir des images photographiques pouvant confiner à un hallucinatoire proche de la hantise – lequel mobilise des affects, mais empêche aussi par ces affects mêmes les capacités cognitives et la puissance d’agir des spectateurs.

« Situation Room »

Sauf que ces images d’information sont à la fois nécessaires et dangereuses. Un dilemme qui est ici simplement soulevé et non questionné en profondeur. Les pièces retenues ici abordent aussi l’autoritarisme dictatorial chilien,
la couverture du continent africain par les médias américains, des figures de proue dans la défense des droits
humains et la traque de Ben Laden.

Cette dernière, intitulée May 1, 2011 convoque deux écrans et autant de dessins. L’un montre les responsables militaires, d’Hillary Clinton, Ministre des affaires étrangères et d’Obama suivant l’intervention du commando que Kathryn Bigelow a détaillé dans son film document sur dix ans de guerre contre la terreur, Zero Dark Thirty. L’autre écran demeure blanc, à l’instar d’une action présentée alors comme bien réelle mais sans image officielle.
Une sorte de champ-contrechamp entre le regard des officiels et la béance imagée de l’opération américaine.

Vision fragmentaire

L’Allemand Wolfgang Tillmans déroule les images de son environnement immédiat au coeur de ce qui semble un roman de formation par la photo, de l’urbain au végétal, en arpentant l’immédiateté de l’instant, l’énergie
émanant de situations, objets et personnes. Sur le fil d’une vision fragmentaire qui travaille les ciels nocturnes
piqués d’étoiles ou en nuages vaporeux et modelés, comme des peintures d’église, on retrouve ce goût pour les
coulures rimant avec la peinture expressionniste.

«Au fond, l’étude d’un pli de tissu ou d’une irrégularité dans une surface intacte suffit pour trouver une image du tout. Tout est question de regard, d’un regard ouvert, sans peur», affirme l’homme d’images, confiant ne pas retravailler ses photos qui ne valent que pour le processus de création développé au cours de la prise de vue. En
accrochage d’exposition, il enchâsse certaines images dans d’autres, créant ainsi une sorte d’hypertexte visuel et
joue à la fois des formats imposants de tirage ainsi que des miniatures en les tuilant sur les parois.

Sonder le mystère

Au final, un passionnant projet documentaire à l’échelle du monde et une interrogation sur l’état des choses que ne renierait pas l’écrivain autrichien Peter Handke. La perception de l’espace n’y est pas seulement un moment fusionnel ou critique, mais un instant d’intégration dans le sentiment d’une totalité du monde, une expérience que réalise, à sa manière, Sorge, le héros de Lent retour signé Handke.

A la découverte de la série photographique There’s a Place in Hell for Me and My Friends, on saisit mieux l’attrait
du photographe sud-africain Pieter Hugo pour l’écrivain Ballard et le cinéaste Cronenberg. Il s’agit ici moins de portraiturer des amis de l’artiste en intensifiant la pigmentation de leur peau que de sonder les ressorts secrets de l’homme.

Théâtres de soi

Travailler le noir et blanc est une manière d’éloigner les choses. En s’en éloignant, on s’en rapproche d’autant  plus. En convertissant la couleur en noir et blanc, le photographe nous suggère que différents types de noir
et blanc permettent d’établir une distanciation critique par rapport aux sujets représentés.

Aux yeux de Kafka, le corps que nous habitons est une contrée oubliée, étrangère, une terra incognita qu’il arpente, comme il le décrit dans une lettre à Max Brod: «Je cours en tous sens ou bien je reste assis changé en pierre comme devrait le faire un animal désespéré dans son terrier.»

La retraite venue, Gilbert Garcin s’initie à la photo et réalise des photomontages. Il utilise sa figurine photographiée puis découpée, comme une marionnette sortie d’une toile surréaliste de Magritte, ailleurs faisant la roue avec son propre portait encadré et démultiplié telle la parure d’un paon.

D’où une parenté avec le film d’animation, à l’instar de à la noirceur crépusculaire, ironique de Sudd signé Erik Rosenlund. Et de petites mises en scène théâtrales, ironiques et métaphysiques, sur l’envol empêché ou le mythe de Sisyphe que l’on retrouve jusque sur les visuels de La Comédie de Genève.

Du 1er juillet au 22 septembre. Catalogue aux éd. Actes Sud. www.rencontres-arles.com