Précepteur du fils du prince Orloff, Julien Narbel vécut de près la prise du Palais d’hiver par les bolcheviks. Favorable aux
contre-révolutionnaires, l’instituteur craignait par-dessus tout une contamination du communisme en Suisse.
C’est un peu la mode que d’exhumer
de son galetas ou de sa
cave des papiers familiaux
(lettres, journal intime…) et de les
publier. Certains se révèlent être des
documents de tout premier ordre, qui
apportent une lumière nouvelle sur
des événements historiques. D’autres
au contraire ne présentent qu’un intérêt
anecdotique et familial. Les lettres
du Vaudois Julien Narbel (13 octobre
/26 octobre 1917 selon le calendrier
orthodoxe – 20 janvier 1919) se
situent entre les deux catégories. Sans
renouveler notre connaissance historique
sur les temps troublés qui ont
précédé et suivi la révolution russe
d’Octobre, elles offrent l’intéressant
témoignage, au jour le jour, d’un
homme simple confronté à des événements
qui le dépassent et sur lesquels
il n’a aucune prise.
Qui était Julien Narbel (1874-
1921) ? Après une formation d’instituteur,
il gagne à la fin du XIXe siècle la
Russie, où il entre au service du
prince Wladimir Orloff (1869-1927),
un lointain descendant d’un amant de
Catherine II. Il devient le précepteur
de son fils, le jeune Nicolas Orloff,
puis le régisseur des biens princiers.
C’est en Russie qu’il rencontre Eugénie
Delessert (1878-1963), également
d’origine vaudoise, qui y occupe une
place de gouvernante, à l’instar de
nombreuses jeunes filles suisses à
l’époque. Elle deviendra son épouse et
ils auront deux enfants. A la veille de
la révolution d’Octobre, Julien Narbel
met sa famille à l’abri en l’envoyant en
Suisse. Lui-même sera contraint de
rester en Russie jusqu’en février 1919.
Il enverra régulièrement des lettres à
sa « petite femme chérie », sa « petite
Ninette adorée ». Or Eugénie Narbel-
Delessert n’était autre que la grandmère
de Claire Torracinta-Pache.
Avec son mari Claude Torracinta, le
journaliste bien connu de la TSR, elle
a entrepris de retranscrire ces lettres
manuscrites et de les publier chez
Slatkine. Les faits historiques auxquels
elles font allusion sont rappelés,
avec sobriété et clarté, dans des
encarts intitulés « Les événements ».
Par ailleurs, une courte introduction
explique au lecteur qui était ce prince
Wladimir Orloff : à la cour de Nicolas
II, il appartenait au clan des réactionnaires
qui « ne se lassaient pas de
répéter au Tsar que l’existence même
de la Douma [le Parlement que ce
dernier dut concéder suite à la révolution
de 1905] souillait la pureté de
l’autocratie ». Quant à son fils Nicolas,
nous laissons au lecteur le plaisir de
découvrir quelques pans de sa vie
dignes d’un roman d’espionnage de
John Le Carré !
« Si tu voyais cette misère
dans la rue »
Que nous disent donc ces lettres ?
D’abord, elles consacrent une place
presque surdimensionnée à ses difficultés
de ravitaillement croissantes.
Un exemple (avril 1918) : « Mais le
principal manque : pas de pommes de
terre, de beurre, de sucre, de farine.
Moi qui aime tant les pommes de
terre, c’est une grande privation.
Nicolas [le cuisinier du prince parti
en Crimée] ne me donne plus que
des gélinottes infectes avec des
choux-raves. Quelle saleté ! Et le pain
est horrible, du vrai fumier ! » Julien
Narbel semble en effet très préoccupé
par son manger, notamment par son
cher cacao du matin, qu’il a de plus
en plus de peine à se procurer. Au
passage, il donne les prix des différentes
denrées alimentaires, qui augmentent
de manière vertigineuse.
Cependant, lui-même reconnaît être
« un privilégié », tandis que beaucoup
de Russes meurent de faim : « si tu
voyais cette misère dans la rue, ces
milliers de mendiants et d’indigents
qui tombent d’inanition, le ventre
vide ». Quant à sa personnalité, Julien
Narbel apparaît comme un homme
assez banal, très conformiste, tant sur
le plan de l’éducation des enfants, de
leur moralité, que sur le plan politique
qui nous occupera davantage
ici.
« Les bolcheviks se sont emparés
du Palais d’hiver »
Le plus intéressant dans ce recueil de
lettres, c’est le témoignage brut sur
des événements qu’il a pu voir de ses
propres yeux, ou entendre. Ainsi la
nuit de la révolution d’Octobre : « J’ai
passé presque toute la nuit sans dormir.
La canonnade a commencé le
soir à 9 heures et a duré jusqu’à 3
heures du matin. On tirait de la forteresse
[Pierre-et-Paul], de la Morskaïa
et d’un vaisseau de guerre de la
Neva [le croiseur Aurora] contre le
Palais d’hiver pour y déloger le gouvernement
provisoire [de Kerenski].
A 3 heures du matin, les bolcheviks
se sont emparés du Palais ». Il décrit
les premiers mois de la
Russie bolchevique,
qui sont terriblement
difficiles :
apparition du
choléra ; refus
des paysans de
livrer leur blé
et occupation
de la riche
Ukraine par
les Allemands,
ce qui
entraîne la famine
dans les
villes russes ; mesures
de plus en
plus brutales envers
les aristocrates et les
bourgeois (contraints pour
subsister de vendre leurs biens ou
de pelleter la neige), envers les opposants,
confiscation des biens des
possédants, nationalisation des
entreprises. Julien Narbel relate aussi
les difficultés de la communauté
suisse en Russie en attente de rapatriement,
surtout depuis la grève
générale de novembre 1918 : les
autorités helvétiques ayant expulsé la
mission bolchevique – dite mission
Berzine – le nouveau régime a
rompu toutes relations diplomatiques
avec la Confédération. Enfin
il se fait du souci pour sa famille en
Suisse, confrontée à la grippe espagnole.
« Il faudrait une main de fer
pour mater cette crapulerie »
Venons-en à ses jugements politiques.
Il ne remet jamais en question
l’ordre social ancien. Pour lui, la Russie
tsariste a représenté des années de
bonheur et de bien-être matériel. Il
continue à vouer une fidélité inconditionnelle
au Prince qui l’a employé. Il
témoigne d’une certaine lucidité
envers le gouvernement provisoire
qui « ne faisait que bavarder, aucun
acte ». En revanche, il voue au bolchevisme
une véritable exécration ! Il faudrait
« un homme pour balayer tout
ça », « une main de fer pour mater
cette crapulerie ». Le gouvernement
mis en place par Lénine,
c’est « une bande de
juifs bolcheviques ».
Pour lui, « on ne
fera jamais assez
voir les horreurs
de ce
régime » : sur
ce point, il n’a
pas entièrement
tort, si
l’on songe au
règne de la
Tcheka, aux
exécutions sommaires…
pratiquées
de manière
tout aussi expéditive
par les armées blanches
contre-révolutionnaires. Il
espère de tout coeur la victoire de
celles-ci qui, en particulier, rendraient
leurs terres aux grands propriétaires.
Lecteur de la Gazette de Lausanne,
il craint la contamination du communisme
en Suisse, à travers le « Soviet
bolchevique à Olten ». La grève générale
de novembre 1918 lui fait donc
horreur : « Et tout cela à cause de ces
bolcheviks russes. Comment peut-on
en Suisse se laisser prendre à ces
idées ? Qu’ils viennent un peu ici nos
bons ouvriers et jeunes gens voir
comme le bolchevisme est beau. »
Enfin, le 28 février 1919, Julien
Narbel annonce par un télégramme
de Stockholm qu’il va arriver en
Suisse, après avoir vécu dix-sept mois
de séparation avec sa famille, de
nombreuses difficultés en Russie, et
même des moments dangereux. Mais
atteint de tuberculose, il mourra deux
ans plus tard, en 1921, à l’âge de 47
ans.
Comme l’écrit Claire Torracinta-
Pache, son témoignage est celui d’« un
homme seul, ballotté dans la tourmente
de l’histoire ».
« Ils ont pris le Palais d’hiver ! » Julien Narbel,
un Suisse dans la tourmente de la révolution
russe de 1917, présentation de Claire et
Claude Torracinta-Pache, éd. Slatkine,
Genève 2013, 155 p., 29 frs.