Un anarchiste dans le siècle

LIVRE • Un ouvrage revient sur la trajectoire de l'anarchiste tessino-genevois Louis Bertoni, « gréviculteur », enthousiasmé par l'Espagne révolutionnaire.

Un ouvrage revient sur la trajectoire de l’anarchiste tessino-genevois
Louis Bertoni, « gréviculteur », enthousiasmé par l’Espagne révolutionnaire.

Anarchiste un jour, anarchiste toujours,
telle est la fidélité à ses
convictions qui habita toute sa
vie Louis Bertoni (1872-1947), syndicaliste
révolutionnaire et rédacteur en
chef du bimensuel bilingue Le réveil
anarchiste – Il Risveglio anarchico
. Né
en 1872 à Milan d’une mère italienne
et d’un père suisse qui lui a inculqué
tôt une éducation antiétatique, Louis
Bertoni quitte dès 1890 le Tessin pour
rejoindre Genève comme typographe.
Il n’aura alors de cesse « de refuser
toute domination qu’elle soit politique,
économique ou morale, un refus dont
les corollaires sont les valeurs de liberté
et d’autonomie individuelle, d’égalité,
de solidarité et de respect de la différence
», explique Gianpiero Bottinelli,
auteur d’un livre consacré à la trajectoire
de l’anarchiste genevois.

Grève générale et action directe

Propagandiste et militant infatigable,
Bertoni participe à la première grève
générale en Suisse qui a lieu à Genève
en 1902. Considéré comme un
meneur, il est emprisonné et
condamné à un an de prison, mais
sera libéré après 132 jours pour éviter
une grève de protestation pour le 1er
Mai 1903. Ce passage derrière les barreaux
ne réduit pas son activisme. On
le retrouve à l’occasion de la grève des
ouvriers du bâtiment (1903), de celles
des ouvriers fondeurs en 1905 ou des
ouvriers chocolatiers en 1906. Ce qui
lui vaut le surnom de « grévicuteur »
dans la presse bourgeoise. En 1918,
quand se déroule la grève générale
décidée par le Comité d’Olten et le
PSS, l’anarchiste est en prison. Ce qui
ne l’empêchera pas de faire un bilan
mitigé de ce mouvement. « La grève
générale du prolétariat suisse a indubitablement
été une manifestation de
solidarité ouvrière, malgré sa fin peu
glorieuse due à la félonie d’un Comité
directeur et à une erreur de méthode
fondamentale : le centralisme ouvrier
et le parlementarisme socialiste. L’arme
de la grève ne peut être utilisée efficacement
par ceux qui l’ont dénigré
depuis un demi-siècle en lui préférant
la conquête des pouvoirs publics »,
écrit-il en 1918 dans Le Réveil.

Quelques années auparavant, en
1906, il avait fondé la Fédération des
unions ouvrières de la Suisse romande
(FUOSR) qui regroupait 70 syndicats
et 8’000 membres et qui était fortement
combattue par la réformiste
Union syndicale suisse (USS) ou le
Parti socialiste. Le mot d’ordre de Bertoni :
grève générale et action directe,
même s’il ne rejette pas les réformes
qui « peuvent constituer une excellente
école révolutionnaire, lorsqu’elles sont
préconisées sur le terrain extraparlementaire
et obtenues grâce à l’action
directe ». En revanche, il s’oppose au
« fonctionnarisme » et à la professionnalisation
des syndicats, en rejetant
l’engagement de permanents syndicaux
rémunérés.

Dans ces mêmes années, il dénonce
aussi, au sein du Groupe pour la
défense de la liberté d’opinion, les
méthodes liberticides de la police
suisse vis-à-vis des travailleurs et militants
étrangers souvent expulsés du
territoire national. C’est ainsi qu’il rencontre
Benito Mussolini, alors socialiste,
lorsque qu’il est expulsé du canton
de Berne en 1904.

Mais l’Histoire avance. Avant et
pendant la Première guerre mondiale,
les anarchistes et syndicats révolutionnaires
défendent un antimilitarisme
intransigeant, demandent aux travailleurs
de ne pas partir pour cette
boucherie et préconisent la fin de la
guerre par la révolution. C’est à l’Est
que celle-ci triomphe. En Russie, anarchistes,
bolchevistes et socialistes révolutionnaires
font triompher le changement
radical. « En Suisse, les libertaires
suivent les événements en y mettant
leurs espoirs, mais deux semaines
après la Révolution d’Octobre, Bertoni
exprime déjà sa perplexité au sujet de
la prise de pouvoir et son accaparement
par les bolcheviques. Antiétatique,
dans la ligne de fracture de la
Première Internationale qui avait vu la
scission des anarchistes face aux courants
marxistes, Bertoni se méfie des
communistes qu’il appelle les « autoritaires
». En 1922, à l’occasion du
congrès du cinquantenaire de l’Internationale
antiautoritaire, qui s’était
déroulé en 1872 à St-Imier, Le Réveil
s’écrie à la mort de Lénine : « C’est un
homme d’Etat qui est mort, non un
homme du peuple ». Bertoni soulignera
cependant en 1931 que « le fascisme
et le bolchevisme ne sont pas la
même chose ».

En 1936, alors âgé de 64 ans, il s’enthousiasme
pour la révolution en
Espagne, où flottent haut les drapeaux
de la CNT (Confédération nationale
du travail) et de la FAI (Fédération
anarchiste ibérique). En octobre de la
même année, il fait une tournée en
Espagne où il parle dans les meetings,
notamment à Barcelone, visite le front
d’Aragon et milite pour la révolution et
le soutien aux volontaires et aux combattants.
Il dénonce les manigances de
Staline « opposé à la révolution » et qu’il
accuse d’avoir fait assassiner près de
Barcelone l’anarchiste italien Camillo
Berneri, rédacteur du journal Guerra
di classe
.

En Suisse, Le Réveil, tout comme le
reste de la presse de gauche, est interdit
par les autorités. Cela n’empêchera pas
Bertoni de publier pendant la guerre
147 numéros d’un journal clandestin
publié « quelque part en Suisse ». Après
guerre, l’homme qui avouait, en 1933,
écrire avec ses articles un petit volume
de 100 pages chaque mois, tout en
assurant près de onze conférences
mensuelles dans toute la Suisse, se sent
déphasé dans le nouveau monde qui
naît. Il subit l’abandon de certains
compagnons passés au Parti socialiste
ou dans les syndicats réformistes
comme Lucien Tronchet, un des principaux
animateurs de la LAB (Ligue
d’action du bâtiment) dans les années
20 et 30. En 1946, Louis Bertoni
constate dans Le Réveil que « le mouvement
ouvrier ne suscite plus aucun
enthousiasme ; on y adhère comme à
toute autre société d’assurance ».

Des enseignements
qui restent d’actualité

A la lecture du livre de Gianpiero Bottinelli
écrit en 1997 à l’occasion du
cinquantième anniversaire de la mort
de l’inépuisable anarchiste genevois,
on ne peut qu’être pantois face à cette
débauche d’engagement sincère. Et
considérer que face au capitalisme et
aux lacunes actuelles de la socialdémocratie,
certaines des exigences
libertaires et autogestionnaires de
Bertoni – comme celles d’Errico
Malatesta, son maître, qui, dans son
Programme anarchiste (1920), voulait
« abolir radicalement la domination et
l’exploitation de l’homme par
l’homme et que les hommes, unis fraternellement
par une solidarité
consciente, coopèrent volontairement
au bien-être de tous » – gardent toute
leur actualité pour transformer le
monde en profondeur.


Gianpiero Bottinelli, Louis Bertoni. Une figure
de l’anarchisme ouvrier à Genève
, éd. Entremondes,
Genève 2012, 170 p., 15,60 frs.