Le passeur du septième art

cinéma • La Cinémathèque suisse, dont les nouveaux locaux sortent de terre, rend hommage à son « père fondateur » Freddy Buache.

La Cinémathèque suisse, dont les nouveaux locaux sortent de terre, rend hommage à son « père fondateur » Freddy Buache.

Dans le bulletin de la Cinémathèque de mars-avril (qui annonce des rétrospectives Taviani, Assayas et Laila Pakalnina), on trouve une photographie du nom de l’institution en acier Corten désormais au fronton de son nouveau Centre de recherche et d’archivage à Penthaz. Ce métal, qui fut mis au point pour l’industrie spatiale, a la propriété de rouiller rapidement mais de demeurer, sous cette couche d’oxyde protectrice, extrêmement résistant.

L’extension de ses locaux et le déménagement de ses collections – appareils, films, affiches, photographies, livres, revues, fonds d’archive… – surviennent à un moment « historique » pour la Cinémathèque, un « tournant décisif » sur deux plans.

D’une part, comme toutes les archives cinématographiques dans le monde, elle est confrontée au bouleversement technologique qui affecte le cinéma avec le passage de la pellicule au numérique. Les objets qu’on a énumérés plus haut ont tous à voir avec le cinéma sur pellicule photographique tel qu’il fut mis au point à la fin du XIXe siècle. Or passée la transition de la bande magnétique (vidéo) qui n’avait pas remis en question le film lui-même, celui qui est projeté dans les salles mais lui avait donné un accès plus aisé à l’espace domestique, la mutation numérique est d’une autre ampleur. Non seulement le système d’enregistrement de l’image et du son change (il n’est plus de nature photographique – traces –, mais informatique – code), mais les supports du « message » filmique changent également du tout au tout : disque gravé ou pressé (DVD), ordinateur, clé USB, banque de données transmis par ondes ou câble… La question se pose donc de savoir ce que les cinémathèques vont désormais collectionner et si elles le pourront (car la relative stabilité technologique du cinéma n’impliquait pas de devoir collectionner des supports sans cesse renouvelés et surtout les machines qui permettent de les utiliser). Toutes les questions de la conservation, de la restauration des collections « anciennes » se reposent à nouveaux frais désormais. Les subventionneurs – publics ou privés – vont-ils consentir à la préservation des films sur pellicule ou vont-ils inciter à un transfert généralisé sur informatique ? Dans certains pays ce type de problème a été tranché dans la mauvaise direction (car le transfert, outre qu’il dénature le film, est impossible matériellement et de surcroît non pérenne).

D’autre part, l’institution Cinémathèque suisse va connaître un changement de statut : de fondation de droit privé qu’elle était – bénéficiant certes de subventions fédérales et cantonales –, elle va devenir institution fédérale, comme l’est la Bibliothèque nationale. Sa politique – et donc les décisions qu’elle aura à prendre sur les questions ci-dessus – bénéficiera-t-elle de l’autonomie qui était la sienne jusqu’ici ou des « experts » mandatés par l’autorité de tutelle viendront-ils la lui dicter ? Autant d’inconnues à l’heure qu’il est.

C’est cependant le moment que choisit la Cinémathèque (alliée avec la RTS) pour rendre hommage dans un coffret DVD à son « père fondateur », Freddy Buache, à la tête de l’institution depuis 1951 et qui entre dans sa nonantième année. Il y a une quinzaine d’années, Buache avait signé, avec son alter ego toulousain Raymond Borde, un livre quelque peu alarmiste sur le sort des cinémathèques qui lançait quelques avertissements… Ce n’est pourtant pas ce type de propos qu’il tient dans les trois films qui lui sont consacrés dans ce coffret.

Michel Van Zele a réalisé un premier documentaire (Freddy Buache, passeur du 7e art, 53′, tourné en 2007) auquel il a donné une « suite » ou plutôt un complément pour l’occasion (Freddy Buache, passeur du 7e art 2, 44′) en reprenant les chutes du premier et d’autres documents (interviews, extraits d’émissions).

De son côté, Fabrice Aragno a réalisé Freddy Buache, le cinéma (46′) à partir d’archives conservées à la télévision suisse.

Enfin – idée plus que louable des concepteurs du coffret – on a joint un quatrième film, un portrait de Buache alors en activité, Cinéma en tête (51′), réalisé en 1969 pour la Télévision suisse romande, dans la série « Personnalités suisses », par la réalisatrice Krasimira Rad et la journaliste Marie-Magdeleine Brumagne. Ce quatrième film est bien « exploité » en tant qu’archive par les trois documentaires de 2007 et 2012, mais le voir dans son entièreté est plein d’enseignement.

Le contraste est en effet frappant entre les différents « films ». On pourrait d’emblée y voir une différence de « points de vue » : comment appréhende-t-on Buache alors qu’il est en activité, que l’institution Cinémathèque suisse subsiste dans des conditions précaires (exiguïté du bureau où il travaille, absence de locaux d’entreposage des bobines adéquats, dispersion des lieux de stockage des différents objets conservés…) ? Et comment l’appréhende-t-on quand il est devenu une « légende » et qu’on l’a célébré plus d’une fois (prix, décorations) et écouté évoquer sa vie et sa passion (un livre, de nombreux articles, des entretiens, un film déjà) ? Mais au-delà ou en deçà de ces questions de regards documentaires fort différents d’un film à l’autre, il y a, plus évidentes encore, les différences de natures de ces films. On rejoint là le problème posé d’entrée, celui du passage au numérique. Le film de Krasimira Rad a été tourné en 16mm noir-blanc, éclairé, découpé, il a été monté sur une table de montage, mixé, etc. Il relève d’une convergence de savoir-faire techniques (l’équipe), d’une réflexion avec le sujet filmé afin de choisir des moments de ses activités, des lieux, il est mis en scène. C’est un film. Cas très particulier en outre, la journaliste qui interroge Buache est sa compagne. Avec la réalisatrice, elles ont donc convenu d’un « dispositif » qui distingue la journaliste « off » qui voussoie l’intéressé, l’épouse qui témoigne (maison, travail, mondanités – remise d’une coupe honorifique par le ciné-club de Rolle…) et, en troisième lieu, l’interlocutrice, la partenaire de vie qui est alors filmée avec lui et le tutoie, conduisant l’entretien sur des aspects plus « existentiels ». Cet artifice avoué présente l’avantage de ne pas masquer la construction à laquelle se livre le film (tout film), de ne pas singer une spontanéité feinte tout en se permettant de montrer des scènes quotidiennes (travail ou domicile). Ces scènes sont dès lors filmées sans hésitation ni approximation – cadre, perception d’un espace, son – ce qui n’empêche en rien l’inattendu de surgir au détour d’un geste, d’un mot (« Là, je reste sans voix… »). Elles permettent en tout cas à Buache, en particulier dans le cas des entretiens, de développer un propos tout à fait cohérent sur la manière dont il conçoit son travail de directeur de cinémathèque (importance à la fois du sauvetage des films promis à la destruction et de la diffusion des films du patrimoine mondial dans des ciné-clubs ou des manifestations culturelles), lui prenant à la fois tout son temps et cependant inséparable d’activités extérieures, soit comme critique de cinéma, soit comme amateur d’art, de poésie, de philosophie. Buache, dont on perçoit à l’entendre combien la pensée de Sartre l’a nourri, se dépeint d’une part en « bâtard » (campagnard venu en ville, fils de prolétaire chez les bourgeois) et d’autre part se revendique comme un intellectuel en révolte permanente contre la société, soucieux de ne rien devoir aux institutions qui le paient (« ce qui est la moindre des choses ») en ne se laissant pas « acheter ».

Ces convictions, les engagements par rapport au « nouveau » cinéma suisse naissant, la place de la Cinémathèque dans le contexte culturel, les combats politiques dans un climat de guerre froide où la Suisse développa un « maccarthysme » local, tout cela est repris sur un mode rétrospectif par un Buache toujours pugnace mais tourné vers le passé dans les deux documentaires de Van Zele et Aragno (en couleur, caméra numérique et grand angulaire – trop souvent…) Alternent alors des entretiens, une rencontre avec Godard, des témoignages de proches (Alain Tanner, Pietro Sarto, Michel Contat qui évoque la période de la guerre d’Algérie pendant laquelle Buache et surtout son épouse s’engagèrent aux côtés du FNL), des documents (plateaux de télévision où Buache s’insurge contre des membres d’une commission de censure, des critiques ineptes ou exalte, au contraire, face à Pialat, le cri, l’expression nue) et des extraits de films (de Baratier, Godard, Brandt, Tanner, Soutter, Schmidt, Yersin…)

Cet ensemble propose donc le portrait chaleureux d’une « personnalité ». Les spectateurs pourront s’interroger sur ce qui demeure en creux, l’histoire de l’institution Cinémathèque suisse, son évolution après le départ de Buache, le sens qu’a eu son combat en regard des résultats qu’il obtint. Mais c’est sans doute le caractère à la fois typique (revendication de son appartenance vaudoise, inscription locale) et atypique du personnage (sa révolte, sa capacité d’indignation qu’on peut souvent voir s’exprimer encore dans Le Matin dimanche) qui frappera. Comme tous les « fondateurs », Buache a façonné une cinémathèque qui lui ressemblait, inoxydable.


Freddy Buache, 2 coffrets DVD et un livret de 50 p., 59 frs