Le monde privé des ouvriers

Le monde privé des ouvriers [1] est un ouvrage excellent. On peut le considérer comme une oeuvre d’ethnologue, mais en fait il est surtout une rare réussite de présentation de la vie de femmes et d’hommes, dans leur vérité complexe. L’auteur, Olivier Schwartz, y dépeint en plus de 500 pages la vie privée, c’est-à-dire la...

Le monde privé des ouvriers [1] est un
ouvrage excellent. On peut le considérer
comme une oeuvre d’ethnologue,
mais en fait il est surtout une rare réussite
de présentation de la vie de
femmes et d’hommes, dans leur vérité
complexe. L’auteur, Olivier Schwartz, y
dépeint en plus de 500 pages la vie
privée, c’est-à-dire la vie familiale, les
loisirs, les relations entre voisins, des
habitants, presque tous ouvriers, d’une
cité du Nord de la France, qui dans les
années 1980 avait accueilli beaucoup
de jeunes couples issus des cités
minières proches, dont l’activité venait
de prendre fin.

Ce sont les circonstances qui amènent
le jeune ethnologue à entreprendre
son travail. Il décide de mettre à profit
le séjour de cinq ans, qu’il effectue
comme enseignant dans la région et
qui lui permet de nouer des relations
avec les résidents, pour dresser un
portrait humain du nouveau quartier.
Son projet est bien reçu par les habitants
(près d’une centaine y participe),
qui l’envisagent comme une forme de
reconnaissance de ce qu’ils sont et de
ce qu’ils vivent.

Les personnes dépeintes dans le livre
sont très différentes, ce qui réfute l’idée
simpliste d’une classe ouvrière définie
seulement par ses conditions sociales.
On suit des nostalgiques de la ville
minière où des traits paternalistes et
une intense vie collective donnaient à
l’existence un fondement solide. On
rencontre des gens satisfaits d’avoir
changé de lieu et d’occupation, voyant
dans la nouvelle cité une occasion
d’évoluer. On voit même des familles
qui s’isolent dans leur pavillon, voulant
vivre une nouvelle vie et envisageant
une ascension sociale pour leurs
enfants. Alors que certaines femmes
continuent de cultiver les chaleureuses
relations avec les voisines et à fonctionner
essentiellement comme mères
fortement protectrices, d’autres sont
heureuses d’aller travailler à l’usine, de
gagner en autonomie et en réalisation
personnelle, notamment à travers des
responsabilités syndicales. Chacune et
chacun luttent dans des conditions
souvent difficiles pour trouver des solutions,
du refuge dans la famille à l’autonomie,
de l’investissement dans le
travail à la pratique de loisirs comme la
pêche, la télévision, ou la fréquentation
parfois destructrice du café.

Olivier Schwartz cite souvent des
extraits d’interviews. La vérité et la
force humaines des propos rapportés
est remarquable. Il est difficile de
trouver même chez de bons écrivains
une expression aussi satisfaisante des
expériences et des problèmes de l’existence
(l’auteur parle à ce propos (p. 54)
de « toute l’ingéniosité verbale d’une
parole soudainement libérée »).

Déprimé par la
menace des
licenciements et la
tristesse de la vie quotidienne, un
ouvrier dit : « Mon corps est un cimetière…
Si on l’ouvrait, on trouverait
des images de beauté, de soleil, de
femmes… J’ai l’impression que je suis
coupé en deux… », et, « (j)e suis quelqu’un
de très violent… J’ai l’amour
dans une main et la haine dans
l’autre… » (p. 306). Exprimant ce que
représente la consommation pour ceux
qui en ont été privés, une femme
explique : « Mes meubles ? mes meubles,
ils dansent dans ma tête » (p. 76). Une
ouvrière justifie ainsi son besoin de
travailler : « Ben moi, c’est toujours moi
qui ai choisi de travailler… parce que
moi, dans mes quatre murs, non… J’ai
du travail à la maison, et tout, mais je
préfère aller travailler… parce que
premièrement, on s’éduque plus, on
continue à se cultiver… et puis les
contacts, moi si j’ai pas de contacts, je
deviens folle… Ce qu’y a c’est que,
pour lui, la féminité de la femme c’est
avoir besoin de l’homme… » (p. 234).
Et un ouvrier devenu patron, peu à
l’aise dans son nouveau statut, parle
ainsi de son choix : « Je me suis mis à
mon compte, mais j’étais pas fait pour
être patron… Moi je voulais rester
ouvrier, je voyais pas plus loin. Seulement
dans le bâtiment, aujourd’hui, tu
trouves plus rien… Alors je suis devenu
patron, mais c’est pour pouvoir rester
ouvrier… » (p. 359).

Une grande qualité de l’approche d’Olivier
Schwartz est l’attention à l’aspect
psychologique des histoires personnelles.
Le contexte social explique bien
des choses, mais Le monde privé des
ouvriers
nous rappelle aussi combien
de bonnes ou de mauvaises relations
avec le père ou la mère, une enfance
heureuse ou malheureuse, peuvent
influencer le déroulement d’une vie et
accroître ou diminuer les chances de
l’émancipation.

Le monde privé des ouvriers n’aborde
qu’incidemment la vie associative, l’engagement
politique ou syndical. Mais
un certain nombre des interlocuteurs
d’Olivier Schwartz a des liens avec le
Parti communiste, et certaines de leurs
réactions face à la vie dépendent de
leur engagement. Il est clair qu’un livre
de la même qualité consacré aux
aspects humains du militantisme serait
passionnant ! [2]

Ainsi Le monde privé des ouvriers est un
livre indispensable. Il a cette grande
qualité de ne pas seulement expliquer,
mais encore de comprendre. Il ne livre
pas les conclusions d’un spécialiste, il
donne la parole à des personnes. Il est
un antidote contre la science froide et
l’idéologie arrogante.


[1] Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers, Presses Universitaires de France 1990, 531 p.

[2] Olivier Schwartz en propose d’ailleurs une très bonne esquisse dans l’article « Sur le rapport des
ouvriers du Nord à la politique. Matériaux lacunaires », in Politix, Vol. 4, No 13, 1991. Consultable sur
www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1991_num_4_13_1440