François Eychart revient sur le compte-rendu du livre « Treize ans à la cour de Russie » paru dans notre dernière édition.
Dans le dernier numéro de Gauchebdo, rendant compte du livre de Pierre Gilliard, Treize ans à la cour de Russie, Pierre Jeanneret fait part de son opinion sur l’action politique de Lénine, dans une formule certes lapidaire mais qui n’en exprime pas moins le fond de sa pensée. Commentant Gilliard, qui reproche à Lénine d’avoir instauré « ce régime de terreur qui devait amener l’asservissement de 150 millions d’hommes », Pierre Jeanneret écrit que « sur ce point on ne saurait lui donner entièrement tort ».
Mise en garde contre Staline
Selon moi, sur ce point précis, c’est Pierre Jeanneret qui a tort. La question de la responsabilité de Lénine dans ce qu’il est advenu de l’URSS, principalement après sa mort, est complexe et ne peut en aucune façon être traitée de cette manière. Un militant aussi impliqué que Michel Buenzod, écrivain de talent, avait pris la peine d’écrire un livre de fiction, Moi, Lénine, dans lequel il donne la parole à Lénine devenu aphasique, repassant dans ses derniers jours ce qu’il a fait et ne cachant aucunement les craintes que la situation de l’Etat soviétique et les discordes entre les responsables bolcheviks provoquent en lui. Certes, il s’agit là d’une fiction, mais qui a beaucoup à voir avec la question traitée. Et souvent la littérature est aussi perspicace, sinon plus, que l’Histoire. Dès lors qu’on ne se lance pas sur cette question avec des présupposés, qu’on prend la peine de lire les derniers textes de Lénine (en particulier sa mise en garde contre le caractère de Staline), mais aussi ses télégrammes de guerre qui sont autant de témoignages sur ce qu’il a fait, sur ce qu’il voulait et ce qu’il craignait (et je ne voudrais pas oublier dans cette trop rapide énumération la très intéressante nouvelle d’Emmanuel Kazakiévitch publiée en français dans le volume Le Cahier bleu qui montre comment Lénine sauve son ennemi Martov de l’arrestation par la Tchéka). On ne peut souscrire à l’expression de Pierre Jeanneret, qui relève d’un système de discrédit de principe. Jusque-là ce discrédit de principe était le fait des historiens de droite ou sociaux-démocrates. Il semble bien qu’ils aient gagné la partie puisque, même dans Gauchebdo, leurs conclusions sont reprises au détour d’une phrase, comme une évidence. Alors je me demande à quoi bon faire tant d’efforts pour publier Gauchebdo et demander tant d’efforts aux militants pour le soutenir si c’est pour y retrouver, sur une question aussi essentielle que celle de la construction d’un Etat nouveau, ce qui est partout répandu, dans le but, avoué ou non, de fermer la perspective de la création d’un Etat de type nouveau.
Je ne veux pas prendre parti dans les limites de ce courrier sur tous les problèmes que pose la mise en place d’un Etat nouveau dont la plupart des peuples ont bien besoin. Le respect intellectuel qu’on doit mettre en œuvre pour envisager toute tentative de construire un monde nouveau exige de revenir sur le passé. Cela suppose à la fois prudence dans l’utilisation des matériaux historiques et audace pour se dégager des interprétations majoritaires qui semblent aller de soi, ne serait-ce que parce qu’elles sont inlassablement répétées. En fait, cela exige de faire œuvre d’historien en mettant en œuvre les procédés méthodologiques les plus stricts : disposer de larges sources et pouvoir critiquer ces sources, revenir sur les interprétations des faits, croiser les informations politiques avec les données sur l’économie, la démographie, l’éducation, la culture, la santé, la recherche, la situation militaire, l’environnement international, etc. Rien de tout cela n’est neutre, nous le savons, mais rien ne peut en être cependant écarté. Tant que ce travail n’aura pas été mené à bien nous subirons les jugements les plus péremptoires. Faut-il pour autant baisser les bras ?
Non, Lénine n’a pas mis en place un système d’asservissement pour 150 millions d’hommes : il a au contraire cassé ce système d’asservissement qui caractérisait la Russie tsariste. Que son combat politique n’ait pas débouché sur l’Etat qu’il voulait, que justement cet asservissement ait perverti de multiples façons cet Etat de type nouveau qu’il voulait, ce sont là des questions qu’il faudra bien un jour travailler et mettre à jour, dans le respect de la déontologie historique et pour le plus grand bien de tous.
Ancien collaborateur de Gauchebdo, François Eychart est secrétaire général de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet.