L’économie sociale et solidaire se veut, comme son nom l’indique : une économie, mais une économie qui met au centre l’être humain et son environnement. Plusieurs critères sont pris en compte pour qu’une structure puisse se revendiquer de cette troisième voie économique, celle de la durabilité. Citons, en particulier : la finalité de l’activité au service de la collectivité (utilité publique); le fonctionnement démocratique (une personne/une voix); les aspects environnementaux et sociaux intégrés dans les activités; l’autonomie dans le fonctionnement de l’organisation ; la solidarité et la cohérence et le but non lucratif ou à lucrativité limitée… A Genève, c’est la Chambre de l’économie sociale et solidaire, APRES-GE, qui fédère près de trois cent cinquante entreprises (SA, Sàrl), associations, coopératives ou fondations qui appliquent ces principes tout en étant viables économiquement. Gauchebdo consacrera prochainement une série d’articles à quelques membres de cette structure.
Cultures locales est une entreprise maraîchère qui développe une agriculture contractuelle de proximité dont la forme juridique est celle d’une Sàrl à but non lucratif (voir ci-dessous). Installée à Dardagny depuis 2010, avec au départ quatre compères: Julia Panetti, Kim Salt, Daniel Tecklenburg et Gilles Lebet. L’exploitation couvre un hectare et demi. La culture respecte les cycles de la nature avec le souci de nous proposer des aliments sains, goûteux et variés. Chaque semaine, des paniers sont préparés pour les personnes inscrites à l’année. Il y a deux formats : des grands et des petits dont les prix varient en fonction de la formule choisie. La livraison est optionnelle. De plus, chaque inscrit a la possibilité de diminuer le coût de son panier en mettant la main à la pâte, les demi-journées de travail sur l’exploitation donnent droit à un rabais. Parce qu’il en faut des mains pour récolter huit cents kilogrammes de pommes de terre ou 4 tonnes de tomates (en 2014) !
Je rencontre Kim et Daniel qui me remercient de venir leur donner un coup de main en cette matinée très chargée. Kim me conduit vers Gilles et je découvre, tout au fond du hangar une armée de sacs en toile de jute (produits en Inde dans une structure de commerce équitable), dont le ventre se remplit sans fin ! Aujourd’hui, les victuailles se composent de carottes, tomates, basilic, courges massue, courgettes (vertes et jaunes), tomates-cerises (trois variétés), pommes de terre… Ce qui me frappe d’abord, ce sont les odeurs qui émanent de tous ces produits. C’est l’ivresse, et je dois me contrôler pour ne pas rester le nez collé aux bottes de basilic ! Les couleurs ensuite me ravissent, une palette de nuances digne des plus grands maîtres: des jaunes, des verts, des rouges, des blancs, des oranges, la tête me tourne! Heureusement, j’ai du travail et je dois me concentrer.
Concurrencer les Chinois?
Après la pause-café, les paniers étant fin prêts, nous partons pour la cueillette des mûres et des framboises. Le soleil commence vraiment à cogner et lorsque Doris court chercher son chapeau, je regrette de n’avoir pas songé à prendre le mien, quelle citadine! Gilles nous explique que «en gros, le fruit est mûr s’il vient sans tirer», alors on ne tire pas et ça vient! La récolte est bonne. Pendant la cueillette, on discute des parcours de vie, des choix de Gilles qui a travaillé au Comité international de la croix rouge (CICR). Cultures Locales lui permet d’exercer une activité à temps partiel et de s’occuper de ses enfants, ce qui n’a pas de prix. Mais ce n’est pas toujours simple et la réalité est que «même à temps complet ici, je ne pourrais pas payer mon loyer». C’est son épouse qui perçoit le principal salaire du couple.
Mûres en barquette pour le marché de l’après-midi, framboises au congélateur, ma visite s’annonce fructueuse! Nous commençons par la serre de multiplication, là où sont plantées les graines et où les futurs comestibles entament leur vie. Les plantations pour l’automne et l’hiver grandissent tranquillement : poireaux, fenouil, arc-en-ciel de choux, et des poireaux de blettes, oignons. Plus loin, une section d’arbres fruitiers ; ils ont été plantés par des élèves dans le cadre d’un projet scolaire grâce au soutien de Pro Natura. Nous traversons des lignes de courges grimpantes, de tomates, d’aubergines, et j’en passe.
Soudain, «A table!», résonne entre les serres. Sécateurs et cagettes de tomates regagnent leurs quartiers. Nous allons faire ripaille! La culture, ça creuse! Tous les légumes qui accompagnent le poulet et les pâtes proviennent du cru, c’est délicieux et mes papilles, mises à l’épreuve toute la matinée se délectent. Et puis on parle. Daniel évoque la volonté du gouvernement fédéral de regrouper au maximum les exploitations afin d’être compétitif face aux importations étrangères chinoises et américaines, entre autres. Mes yeux deviennent immenses et je me demande si j’ai bien entendu. Concurrencer ces deux géants? Il ne faudrait plus que quatre fermes en Suisse? On parle aussi de personnes dans le besoin qui viennent aider et à qui on offre de la nourriture et de l’importance du label Bio, qui bien que coûteux, donne de la crédibilité à l’exploitation, de l’arrivée prochaine d’une apprentie que tout le monde se réjouit de former.
La fin du repas sonne l’heure de mon départ, mais avant de dire «au revoir», je file à la cuisine et fais la vaisselle. Si le cœur vous en dit, les petites mains sont toujours les bienvenues. Accueil et échange garanti !
La SARL à but non lucratif, une forme juridique peu utilisée
La Société à responsabilité limitée à but non lucratif est une forme juridique peu utilisée pourtant elle représente une alternative intéressante pour tous ceux qui souhaitent apporter leur contribution à l’économie en intégrant une réflexion sur les buts poursuivis par les actionnaires. L’incubateur Essaim de la Chambre genevoise de l’économie sociale et solidaire accompagne ce type de réflexion en proposant également des conseils pratiques pour la création de ce type de statuts encore peu utilisé. En effet, le seul but de constituer une société est-il d’en tirer le maximum de profit? Les conditions de travail des employés, leur salaire, leur mobilité, leur flexibilité, leur motivation, ne représentent-ils pas des paramètres intéressants pour fonder une entité durablement ?
La Société à responsabilité limitée à but non lucratif ou à lucrativité limitée représente une alternative viable sur le long terme. Attention, ce n’est pas parce que les bénéfices ne sont pas redistribués aux actionnaires que la société ne doit pas en générer. Cela signifie que le bénéfice est utilisé d’abord pour assurer des salaires équitables et permettant de vivre correctement. Et c’est un peu sur ce point que le bât blesse chez Cultures Locales, car le salaire à 100% est aujourd’hui de CHF 2’850.- alors que le revenu agricole moyen en Suisse est de 3’600.- .
Devenir consomm’acteurs
Bien sûr, les six associés sont partie prenante et travaillent tous sur place (seul Daniel travaille à 100%), ils bénéficient de mobilité, ils sont autonomes, l’égalité hommes-femmes est respectée, la planète n’est pas polluée par leurs activités et ils se nourrissent de produits sains. Cependant, il faut bien vivre et le modèle dominant qui les entoure rend leur tâche aussi ardue que délicate, car un projet de vie idéal en accord avec des principes et des convictions fortes ne peut survivre sur du long terme qu’en étant intégré à un ensemble d’acteurs ayant les mêmes préoccupations.
De plus en plus de personnes deviennent consomm’acteurs, réfléchissent avant d’acheter et sont à la recherche de produits de qualité qui proviennent du terroir. Daniel pense que sur une décennie, leurs salaires peuvent s’harmoniser avec la moyenne nationale. Lorsque cela sera le cas, le bénéfice qui sera dégagé sera entièrement réinvesti dans l’exploitation afin de continuer son expansion. Conscient des sacrifices que ses associés et lui-même concèdent, il aspire profondément à un monde meilleur dans lequel la majorité des hommes aura réalisé les enjeux qui nous attendent dans les années à venir. n